221024

De quoi est-ce que je me souviens ? J’ai mal dormi cette nuit et quand j’ai enfin pénétré dans les profondeurs du sommeil, Daphné s’est réveillée qui ne reconnaissait pas la chambre où elle passait la nuit et qui n’était pas la sienne, en effet. Aussi, ai-je dormi sans dormir. Je crois que, si l’on parvenait à répondre à la question que je viens de poser pour tous les lieux où l’on s’est rendu dans sa vie, on tiendrait la matière à d’innombrables ouvrages à leur sujet, plus qu’on aurait de temps pour les écrire. Ce n’est pas hier, mais à l’instant que des souvenirs relatifs à Vérone me sont revenus. J’essayais de reconstituer le parcours de Sebald dans Vertiges, et je me suis souvenu que j’avais été pris d’une extrême douleur aux dents, il y a bien des années de cela, en gravissant en voiture avec Nelly les hauteurs qui, venant de Ferrare, nous séparaient de la ville et que, une fois arrivé à Vérone, un véritable déluge s’était abattu sur la ville qui nous avait conduits à repartir sans même la visiter. Nous avions trouvé un refuge temporaire dans un café qui, pour autant que je m’en souvienne, était à la fois sinistre et très clair : j’ai le souvenir que nous n’avions pas été très bien accueillis, sans avoir été pour autant mal accueillis, peut-être que l’orage influait sur l’humeur des patrons, et que tout était de verre, crème et rouge, sans doute était-ce la baie vitrée et la couleur des tables, des chaises, des murs, du comptoir, de la marque du café inscrite sur la tasse que j’avais bue, je ne m’en souviens plus suffisamment pour le dire avec certitude. Nelly me dit que c’est au retour que nous sommes passés par Soave, mais moi je me souviens que c’était à l’aller. Et encore que pouvant sembler tout à fait insignifiant, cela me semble très étrange : le passé pourrait ne pas exister en tant qu’événements, mais seulement en tant que souvenirs, dans lesquels, pour espérer savoir ce que nous avons réellement vécu, il faudrait mener une enquête dont rien ne garantit que nous puissions la mener à son terme ni même, à supposer que seulement il existe, que ce terme possède quelque sens pour nous. Pour répondre à la question Qu’est-ce que j’ai vécu ? il faudrait donc tâcher de répondre à la question De quoi est-ce que je me souviens ? et, tandis que la question Qu’est-ce que j’ai vécu ? semble porter sur quelque chose d’assuré — pour autant que j’aie vécu, il faut bien que j’aie vécu quelque chose — la question De quoi est-ce que je me souviens ? plonge dans des dédales de complexité, dans les profondeurs labyrinthiques des hypothèses, des contradictions, des fuites temporelles, des échappées spatiales, des collisions événementielles, des doutes, des possibilités, des rêveries, des nostalgies, et j’en oublie sans doute, un peu volontairement. La structure de Vertiges — où des récits portant sur des grands écrivains (Stendhal, Kafka) alternent avec des récits autobiographiques qui convoquent les souvenirs de Sebald — suggère que la mémoire ne s’écrit pas en disant « je » mais en cherchant ailleurs que dans un introuvable moi des raisons de croire que l’on a existé et d’autres de continuer. Aussi l’enquête qui cherche à répondre à la question De quoi est-ce que je me souviens ? ne succombe-t-elle pas à l’illusion d’un moi toujours le même dans le temps, garantissant l’unité dans la succession des événements disparates, elle ne convoque pas notre seule personne finie, mais s’étend dans un enchevêtrement qui échappe à la logique de la causalité. Plus j’avance, et moins la question Où suis-je ? a de sens, plus je me souviens et moins les souvenirs semblent appartenir à une entité stable dont on peut dire avec une confiance inébranlée : « C’est moi » ; — tout s’invente en chemin.