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Ce qui rend l’expérience de la vie sociale si exaspérante, n’est-ce pas l’absence d’étonnement ? Absolue : il suffit de savoir « d’où les gens parlent », comme on m’a dit un jour qu’on disait dans les années 1970 (je n’ai pas vérifié), pour savoir ce qu’ils vont dire, et dès lors écouter, lire, s’intéresser à, faire preuve de curiosité, et caetera, c’est-à-dire, en somme : tout ce qui fait le sel de la vie intellectuelle, tout ce sans quoi la vie intellectuelle, et plus largement la vie sensible, la vie humaine, si j’ose m’exprimer ainsi, de façon si grandiloquente, est vouée à une mort certaine, est réduite à n’être rien qu’une comédie où l’on fait semblant de se parler, semblant d’avoir quelque chose à se dire, mais ce n’est pas vrai, tout le monde le sait, personne n’a rien à se dire, personne n’écoute, personne ne s’écoute, personne n’a envie de s’écouter. Au fond, c’est peut-être pour cela que les écrivains morts nous fascinent plus que les vivants : parce qu’ils ne parlent plus de nulle part, parce que, n’étant plus êtres ni de chair ni d’os, n’étant plus que des êtres littéraires, de purs textes, on peut se perdre en eux, à l’infini, et leur faire dire n’importe quoi, aussi. Mais que faire alors, oui, que faire des vivants ? C’est là, certes, que le bât blesse. Et je ne parle pas des autres, dont le sort, je ne vais tout de même pas me fatiguer à faire semblant que ce n’est pas vrai, ne m’intéresse guère, je parle de moi : que faire de moi ? Mais qu’est-ce qu’on va faire de lui ? C’est la plainte de toute mère au désespoir de s’apercevoir que son enfant n’est pas normal, fait des choses bizarres, se met à relater des événements qu’il n’a pas vécus, raconter des histoires où des êtres irréels sont aux prises avec des choses qui n’existent pas, et caetera, et caetera. L’atmosphère désertique qui régnait cet après-midi à la Pointe du Hourdel eût été propice à quelque sorte de méditation métaphysique, je crois, si des pensées de ce genre étaient encore possibles, si avoir des pensées de ce genre était encore souhaitable. Mais je ne crois pas que ce le soit, non, ni possible ni souhaitable ni rien du tout, en vérité, pour cela, il faudrait une autre époque, une époque à laquelle on ne sait pas à l’avance ce que les gens vont dire, et une telle époque, rien ne nous dit qu’elle ait jamais eu lieu, et pour savoir si elle aura lieu un jour, il faudrait pouvoir se projeter dans l’avenir, mais cela non plus, en plus de n’être pas possible, il n’est pas certain tant s’en faut que ce soit souhaitable : dans l’avenir, nous ne savons pas ce que nous y trouverions, peut-être serait-ce pire que ce que nous vivons, avons vécu, imaginons vivre de pire, on ne sait pas, non, on ne sait rien, et il vaut sans doute mieux ne pas savoir, ne rien savoir du tout. Aussi, n’ai-je pas eu de pensées métaphysiques, n’ai-je pas eu de pensées du tout, je crois. Et c’est un sentiment un peu trop fort, je crois, en ce moment, que le mien, de n’avoir pas de pensées du tout, de ne pas penser du tout, de ne rien penser du tout. Est-ce bien vrai ? Je ne sais pas. À quoi rapporter les pensées pour savoir si l’on pense ? À quelle sorte de mètre étalon ? Il n’y en a pas, bien sûr que non. Et je ne crois pas, à vrai dire, que ce soit un mal, que ce soit un manque, que ce soit une perte (à supposer qu’il y en eût jamais). Si l’on ne pense pas, eh bien, tant pis. Tout à l’heure, à la table à côté de la nôtre, un ancien avocat d’affaires était occupé à expliquer la doctrine de la foi à un abbé qui, manifestement, au grand dam de l’avocat, ne s’était jamais rendu à Assise que, pourtant, l’avocat lui présentait comme « paradisiaque », je cite. Il avait travaillé, lui expliquait-il, à Paris, Lyon, Rome, et aussi à Canal+, « à la grande époque de Jean-Marie Messier ». À mon grand dam à moi aussi, pendant que cet avorton de conversation se déroulait, je ne pouvais voir le visage de l’abbé qui se trouvait à ma droite, légèrement en retrait, je ne pouvais que l’imaginer toujours souriant, comme je me figure les employés d’un pape jésuite, gentillets et conciliants, mais quand ils se sont levés, j’ai été choqué par le fait que l’avocat laisse l’abbé régler la note du déjeuner. Il l’a remercié en lui disant : « Ah mais alors, il faudra que je vous invite chez… », ce qui est un manque de tact encore plus flagrant : sous-entendre un remboursement humilie la gratuité de l’acte d’hospitalité qu’est l’invitation. Je ne saurais expliquer exactement pourquoi (ou plutôt comment j’en suis venu à cette conclusion instantanée), mais cela m’a paru tout à fait déplacé — hors d’ordre —, et il m’a semblé que ce manque total de tact était la preuve irréfutable que, pour l’avocat de Jean-Marie Messier (et peut-être aussi pour l’employé de Papa Francesco), les portes du paradis seraient toujours solidement fermées. Était-ce étonnant ? Je ne crois pas. Au fond, on sait toujours plus ou moins confusément ce que les gens vont faire, ce que les gens vont dire, et l’on s’ennuie d’avance à l’idée de se trouver en leur soporifique compagnie. J’ai eu envie de partir en Italie, mais quand n’ai-je pas envie de partir en Italie ?