Sentiment dont je ne sais que faire : que toute une partie de notre pensée est devenue impossible. Nous avons des facultés sans usages et des usages sans facultés. N’est-ce pas une situation comme celle-là que Musil décrit dans l’Homme sans qualités ? Sans parvenir à trouver comment faire se correspondre usages et facultés ; — on se heurte toujours au même écueil du livre inachevé. Je m’interroge : la logique des coïncidences (« Je me trouvais tel jour à tel endroit et c’est à cette date-là que tant d’années plus tôt se trouvait aussi telle personne et c’était d’ailleurs le jour de ma naissance et cette personne avait ceci de particulier qui me rappelle telle autre personne avec laquelle j’ai fait cela à l’endroit même où plus tard telle autre personne devait aussi se rendre, etc. ») à l’œuvre chez Sebald (à ma connaissance, il n’est pas question de Musil chez Sebald) est-elle de nature à permettre de franchir ce hiatus ? Or, ce que j’appelle logique des coïncidences ne trouve-t-elle pas précisément sa raison d’être dans un monde qui n’a pas de sens, ou plutôt : un monde qui, à cause de telle ou telle catastrophe a perdu le sens qu’il avait jadis avant ces catastrophes (la révolution industrielle, la Shoah), un monde dans la nature duquel il est désormais que le hiatus entre facultés et usages soit impossible à combler ni franchir ? La logique des coïncidences n’est dès lors pas une solution à un problème, mais l’aveu que ce problème est insoluble, l’acte par lequel la pensée signe sa reddition sans condition, capitule devant une réalité à laquelle elle ne comprend plus rien, d’où elle ne peut plus dégager le moindre sens et doit se satisfaire de relever que telle et telle personnes se sont trouvées en tel endroit à tel et tel moments, que telle personne évoque le souvenir de telle autre, c’est-à-dire, on ne peut tout de même pas manquer de le dire, des banalités. Ce n’est pas un petit tour de force que Sebald parvienne à tirer quelque chose de passionnant de ces banalités, mais il n’en demeure pas que c’est ce qu’elles sont, et qu’il n’y ait pas de récit autre que celui du passage de quelques personnes en quelque endroit ou de la ressemblance de certaines personnes avec d’autres personnes est une perspective qu’il n’est pas absurde de trouver profondément décevante, pour ne pas dire désespérante. Mais Sebald (l’écrivain, en ce qui concerne l’homme, je me garderai bien d’en dire quoi que ce soit) n’était-il pas profondément désespéré ? Son œuvre ne porte-t-elle pas la marque de ce désespoir que rien n’est en mesure de rédimer, ni l’oubli, puisque tout revient inexorablement à la mémoire, ni l’amour, puisque les êtres sont définitivement seuls ? C’est une chose étonnante (et je contredis la règle que je viens d’énoncer à l’instant) qu’on ne trouve nulle trace d’amour chez Sebald qui fut pourtant un époux et un père semble-t-il heureux. Sauf erreur de ma part, on ne rencontre l’amour chez Sebald que dans le premier récit de Vertiges où il évoque la figure d’Henri Beyle qui, avec son physique ingrat et sa syphilis, s’il connût effectivement l’amour et écrivit beaucoup sur la question, n’offre guère de perspective émancipatrice (mais c’est peut-être une façon bien rapide d’aborder la question). Le lecteur de Sebald semble ainsi invité à abandonner toute recherche de sens pour préférer des histoires labyrinthiques du dédale desquelles il n’y a aucun espoir de jamais sortir. Et ainsi, je me retrouve toujours avec la même question dont je ne sais si elle a une réponse : en l’absence de toute forme de transcendance (en s’en tenant au monde tel qu’il est, qu’un Dieu existe ou qu’il n’en existe pas, cela ne change rien, revient absolument au même), comment faire autrement ?