261024

Aujourd’hui, si je m’écoutais, j’effacerais tout ce que j’ai jamais fait tant je trouve tout ce que j’ai jamais fait insupportablement mauvais. Je ne sais pas si c’est un éclair de lucidité qui aura disparu bientôt ou si je suis fatigué, je ne sais pas si je vois clair ou si je suis aveuglé, et c’est peut-être pour cette raison, parce que je ne sais pas, parce que je ne sais rien, que je ne le fais pas, que je ne fais rien. Vaut-il mieux ne rien faire ? Mais comment savoir ? Peut-être que si j’effaçais tout ce que j’ai jamais fait, je me sentirais mieux, après, plus léger ou plus libre, ou bien peut-être que, tout de suite après avoir tout effacé, je me prendrais la tête entre les mains en me demandant mais qu’est-ce que j’ai fait, mon dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? parce que ce serait trop tard pour le défaire, ce que j’aurais fait. Tout à l’heure, je suis tombé sur la déclaration d’une écrivaine qui disait avoir compris assez jeune qu’elle ne serait jamais Kafka, ce qui avait l’air de signifier pour elle qu’elle n’atteindrait jamais au génie de cette figure tutélaire de la littérature moderne et contemporaine. Ce qui m’a étonné dans une telle déclaration, ce n’est pas la comparaison passablement outrecuidante (en vérité, tout le monde avait déjà remarqué qu’elle n’était pas Franz Kafka et ne le serait jamais, ni littéralement, à l’évidence, ni métaphoriquement, non plus), c’est que cette conscience n’ait pas constitué pour sa détentrice une raison suffisante d’arrêter d’écrire. C’est-à-dire que, pour elle, au fond, il était acceptable de se satisfaire de la médiocrité : elle pouvait tolérer de vivre avec la conscience qu’elle était une écrivaine ordinaire, comme tous ces écrivains ordinaires, ces écrivains banals qui ne passeront jamais à la postérité parce que leur œuvre ne le mérite pas, parce que leur œuvre n’a aucun mérite, qu’elle est essentiellement banale, parce que fondamentalement ils n’ont rien à dire, et le savent. Cela, je ne le comprends pas. Je comprends quelqu’un qui se méprend sur son compte, vit dans l’illusion de son génie alors qu’il n’est qu’un vulgaire faiseur et un imbécile, je le comprends d’autant mieux que je suis peut-être ce quelqu’un-là, mais quelqu’un qui peut tolérer la nullité — tout ce qui ne tend pas au génie est nul par nature —, que la conscience de la nullité n’effraie pas, n’empêche ni de dormir ni d’écrire ni de se répandre en d’insupportables considérations sur le sens de l’existence, de l’écriture, de l’histoire, du bien et du mal. Était-ce avant ou après que j’eus envie d’effacer tout ce que j’avais jamais fait jusqu’aujourd’hui ? Je ne m’en souviens pas, et cela n’a pas d’importance. Ce n’est pas un désir isolé, un hapax, c’est ce que je veux dire : ce n’est pas la première fois que j’ai envie de tout effacer, de tout détruire, de disparaître. Mais pourquoi ne le fais-je pas alors ? Parce que je suis trop lâche ? Parce que je me fie trop peu à mon propre jugement ? Parce que l’époque a ruiné toute possibilité d’émettre un jugement sensé sur quoi que ce soit ? Parce que Kafka lui-même, qui demanda à Max Brod de tout brûler, ne croyait pas à la valeur de son œuvre et ne plaçait aucun espoir en sa postérité ? Parce qu’un esprit sain ne peut croire en rien ? Parce que le culte de la valeur — qui s’exprime notamment dans le monde des lettres par la célébrité, laquelle consiste à passer à la télé, ce qui n’est tout de même pas grand-chose, vous en conviendrez, mais assez, il faut croire — a tout rendu impossible et que nous ne sommes plus à même de rien savoir, de rien comprendre, de rien sentir ; — il nous faudrait tout réinventer, mais pourquoi, et pour qui, et à quoi bon ? Alors donc je conserve tout, comme le sphinx archiviste de moi-même que je suis.