Quand même j’aurais envie d’être ailleurs en ce moment, tout à l’heure, cependant que seul dans ma cuisine j’essuyais des verres, je me suis senti bien là où je me trouvais. J’ai considéré tout ce qui me séparait de la vie désirable dont on nous vante les mérites à longueur de journées, et cette distance n’a pas été de nature à me faire changer d’avis. J’allais ajouter : « bien au contraire », mais non, même pas, en vérité, que d’autres pensent que c’est comme ceci ou comme cela qu’il faut vivre la vie pour qu’on la puisse considérer comme réussie (où ceci et cela désignent sans les nommer des modes de vie qui ne sont pas les miens), à ce moment-là, à cet endroit-là, occupé à faire cette chose si ordinaire et, pourtant, si on s’y attarde quelques instants, si profonde, parce qu’elle permet à l’esprit, comme on dit, d’aller librement là où il l’entend, essuyer les verres, m’était entièrement indifférent, je vivais ma vie sans me soucier de ce que quiconque peut en penser ou ne pas en penser ou s’en moquer ou ne rien en avoir à faire ou je ne sais, et c’était parfait. Encore qu’hier en début de soirée, j’ai été pris de l’envie de faire disparaître tout ce que j’avais jamais fait dans ma vie, le sentiment que j’ai ressenti tout à l’heure dans la cuisine, et que je ressens encore en ce moment, quoique différemment, n’est pas rare : il m’arrive souvent d’avoir ce sentiment de la perfection, « de l’harmonie, j’allais dire, entre moi et le monde », mais la perfection montre la vacuité de l’idée d’une séparation entre le moi et le monde, en tout cas, de me trouver bien là où je suis à faire ce que je fais, ce que je suis et ce que je fais pussent-ils être objet de mépris pour mes contemporains. J’ai dit pourtant, en commençant, c’est vrai, que je voulais être ailleurs en ce moment, et il n’y a là nulle contradiction. Voici à quoi je songeais, essuyant mes verres : au bout d’un certain temps, je finis toujours pas en avoir assez d’être là où je suis, et il est vain de vouloir être ailleurs, parce que, ailleurs, je finirai aussi par en avoir assez d’y être, et, s’il m’arrive effectivement de nourrir des fantasmes au sujet d’un certain type de vie nomade (faire tenir tout ce dont j’ai besoin pour vivre dans une valise ou un sac à dos et aller à l’aventure de par le vaste monde), cette dernière me fatiguerait bien vite, je crois, j’ai besoin de temps — comme un animal, m’avait dit R., quand je lui avais fait part de mes difficultés à trouver le sommeil à Paris quand nous revînmes y vivre, je m’en souviens, cette image m’avait marqué — pour me sentir à l’aise quelque part, j’ai besoin d’être au même endroit pendant un certain temps pour comprendre, je crois, ce là où je suis. Et puis, cet ailleurs que j’ai évoqué, se nommant l’Italie, ce n’est pas un horizon qui annule les autres, mais le complète, accomplit, peut-être puis-je le dire ainsi, par l’ailleurs familier qu’il introduit, le là où je suis. Consultant les souvenirs que me proposait la machine, des souvenirs de Florence, des souvenirs de Naples, je n’ai pas revécu ces séjours comme des choses passées, mais j’ai plutôt envisagé les lieux où ils s’étaient déroulés comme des horizons futurs, ou plutôt : des avenirs permanents, qui prendraient la forme d’enquêtes mentales à mener, non, « mentales », ce n’est pas le mot qui convient, « spirituelles », non plus, non, il ne s’agit pas de l’esprit par détachement ou par opposition à autre chose — « son corps » — mais de tout l’individu. Je songeais ainsi à la tripa alla fiorentina que j’avais mangée au marché de Sant’Ambrogio à Florence (à la Trattoria Da Rocco), et cela était presque aussi important dans ma conception du lieu, dans ma pensée de l’atmosphère, que la fresque de Fra Angelico figurant l’Annonciation au couvent San Marco. Est-ce alors, quand on parvient, non pas à concevoir, mais à vivre l’absence de séparation entre le moi et le monde, l’esprit et le corps, l’individu et l’univers, qu’on se sent bien où l’on est et que tout est parfait ? Et par « absence de séparation », je n’entends pas « indistinction », mais absence de contradiction, comme entre la réalité et la fiction ; — il faut faire la part des choses et parvenir à la compréhension que ces choses ne s’opposent nullement, ne s’annulent pas les unes les autres, mais forment la fresque entière de la vie.