Rien ne ressemble tant à une classification scientifique qu’un cabinet des horreurs ; — la forme générale de l’arbre de la vie est la tératologie. Me suis-je fait remarquer, ce matin, à la Galerie de paléontologie et d’anatomie comparée, imaginant avec effroi ces milliers de membres de ces milliers d’espèces que la science a sacrifiés — et par là, j’entends : tuer, éviscérer, découper, empailler, et que sais-je encore ? — sur l’autel de la connaissance. En sorte que c’est bien sur le massacre qu’est fondée la connaissance humaine. Des hordes d’enfants — à Paris, les vacances de la Toussaint sont les pires : toutes les zones de la province viennent s’ajouter au nombre délirant des touristes en provenance de l’étranger pour converger vers la capitale où l’immense majorité des Parisiens se trouvent encore présents, créant ainsi une sorte de cohue agglutinée absolument insupportable — couraient entre ces cadavres desséchées, ces organes immergés dans des bocaux, ces membres épars de taupes, de singes, d’australopithèques, de baleines, toute la création réunie entre quatre murs, ces monstres siamois unis à jamais dans le délire morphologique des hommes, et je ne m’étonnais plus que la cruauté soit devenue chose si ordinaire en Occident : qui, face à l’image si cynique de l’arbre de la vie (les êtres vivants, ne sont-ce pas ses racines ?), réduit à l’état sec de squelette, ou mouillée de chair plongée dans du formol, qu’on montre du doigt en formant un petit o d’étonnement carnivore avec la bouche, pourrait bien concevoir quelque sympathie pour le vivant ? Errant avec mes pensées peu amènes dans les allées du Muséum, j’en vins toutefois à m’émerveiller du hasard de notre existence, son improbabilité : qu’est-ce qui, il y a entre 635 et 541 millions d’années, dans le biota édiacarien, aurait pu laisser penser qu’un jour, quelqu’un, se promenant dans les allées d’un Muséum d’histoire naturelle, s’arrêtant devant le dessin un peu naïf de cet environnement sans commune mesure apparente avec le nôtre, et pourtant situé exactement au même endroit que là où nous vivons aujourd’hui, fait d’organismes mous, comme le dickinsonia, et dont la taille allait de quelques centimètres à plus d’un mètre, aurait ces pensées peu amènes qui étaient les miennes sur le sens que, sans même sembler nous en apercevoir, nous donnons à l’existence que nous menons ? Que nul dessein n’ait jamais présidé à ces changements lents et successifs, cela semble aller de soi, mais ce qui ne va pas de soi, c’est qu’après ces extinctions successives d’espèces (dont la première, donc, date d’il y a quelque 541 Ma), nous nous trouvions là, tous ensemble, comme nous le faisons avec une simplicité désarmante compte tenu de la complexité écrasante de l’histoire qui a conduit jusqu’à nous. Au fond, ce qui est fascinant, c’est que nous vivions exactement comme si ces milliards d’années qui nous précédaient n’avaient jamais eu lieu, c’est que nous n’ayons aucune conscience de notre place effective dans l’histoire naturelle de l’univers et que, mis en présence de l’état des connaissances disponibles à ce sujet, nous nous comportions comme si nous avions acheté des billets pour un parc d’attraction dans l’idée de rigoler un bon coup devant des personnages de quelque fiction bizarre, et non pas du tout comme si ce qui était évoqué devant nous, c’était la fragilité même de notre condition, la précarité de nos vies, leur contingence radicale. Et quand disparaîtrons-nous à notre tour ?