Ce matin, cependant que j’écoutais Lazar Berman jouer la troisième des Années de pèlerinage de Franz Liszt, les sirènes d’urgence des véhicules ne se sont pas arrêtées pour faire le silence autour de moi. Pourtant, j’essayais de lutter contre la trivialité, mais il faut croire qu’elle est invincible, et moi, que je me rende à l’évidence : le combat est perdu d’avance. Cela n’a toutefois pas empêché Daphné de venir me trouver pour me demander de baisser ma musique parce qu’elle l’empêchait, prétendait-elle, d’écouter la sienne. Il faut dire que, de son côté de l’appartement, elle jouait Carmen sur son lecteur de cd, dans la version de Victoria de los Ángeles, qui, elle aussi, demande un peu de silence autour. J’ai obtempéré au minimum, lui conseillant de fermer les portes qui séparaient nos espaces d’écoute l’un de l’autre. Quant à moi, entendre sa musique ne me dérangeait pas dans mon écoute, bien au contraire, c’était comme une sorte de toile de fond où les motifs romantiques de Liszt seraient venus se peindre spontanément. Je n’y ai pas pensé sur le moment, c’est seulement à présent que j’écris mon journal que j’y songe, comme cela, souvent, a lieu, ce qui n’est pas une faible raison d’écrire son journal, son journal, je ne sais pas, je crois qu’il vaut mieux renoncer à pénétrer les pensées des autres, on risque de s’exposer à de sérieuses déconvenues, de graves malentendus, quasi une surdité absolue, en tout cas, donc, mon journal, j’y songe à présent que j’écris mon journal, deux choses : d’une part, que Daphné, probablement, se heurtera aux mêmes écueils que moi — cet abrutissant vacarme qui interdit d’être jamais totalement là où l’on est (et peut-être, ce n’est pas plus mal, à vrai dire, j’hésite toujours un peu devant la totalité auditive de John Cage, ne finit-on pas, à force de prêter l’oreille à tout, par n’entendre plus rien, tout le monde n’étant pas, et de loin, compositeur ?), d’autre part, quand j’observe les goûts de Daphné, encore que je ne sois pas, tant s’en faut, en permanente admiration devant elle, je me dis que, pour ce fragment de l’univers-là du moins, j’ai réussi à vaincre la trivialité et qu’ainsi, contrairement à ce que j’ai affirmé tout à l’heure, la trivialité de l’existence n’est pas invincible, quand même le combat, il ne faut pas mentir, quand même le combat serait surhumain, ou quasi. Eussé-je dû m’en ouvrir à Roschdy Zem, tout à l’heure, quand je l’ai croisé, rue du Bac ? Je ne sais pas. J’ai cherché dans quel film j’avais bien pu le voir jouer, mais aucun titre ne m’est venu à l’esprit, et j’ai pensé que c’était cela, la célébrité, quand les gens ne savent pas pourquoi ils vous connaissent. Ensuite, dans la vitrine de la boutique Cassina, j’ai regardé le prix d’un tabouret de cabanon Le Corbusier, et j’ai trouvé que l’austérité à ce prix-là, c’était quelque peu exagéré. Mais cela non plus n’est pas étranger à la théorie de la célébrité que je viens d’esquisser, théorie qui est elle-même une branche de ma théorie plus générale de la trivialité de l’existence. Sur quoi ai-je prise ? Presque rien. Et pourtant, tout le monde m’enjoint de lâcher prise ; n’est-ce pas absurde ? À moins, bien sûr, que le “lâcher-prise” dans l’air du temps ne soit qu’un mode de la résignation globale : Acceptez votre condition de misérable et taisez-vous. Admirez sans savoir, aimer sans comprendre, écoutez sans entendre, vivez sans exister, c’est tout ce que l’on attend de vous. Paris était assez laide, cette après-midi, quand je m’y suis promené. Mais elle n’y était pour rien, c’était la faute des gens qu’on s’acharnait à y déverser en masse ininterrompue. En sortant de l’église Saint-Germain-des-Prés, de grossiers et vieux touristes m’ont invectivé parce que, prétendaient-ils, ils me tenaient la porte et moi, je ne les remerciai pas. Mais je ne vous ai rien demandé, ne leur ai-je pas répondu. Je ne leur ai rien répondu du tout : j’ai passé mon chemin.