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De tête, je compte les trous, mais je ne sais pas très bien à quoi cela m’avance. Trous dans ma vie, ou plutôt sur les bords de ma vie : origines absentes, manquante tombe de maman, tant que j’en viens même à me dire que ce qui me fait défaut, ce n’est pas réellement ce qui se pourrait trouver à la place des ces trous, ce qui, s’ils n’étaient pas des trous, les comblerait de présence, mais le recueillement, une sorte de plein silence en face de ces vides. Bien qu’ayant grandi dans une famille de communistes athées (mes parents ne m’ont pas fait baptiser), à Noël, nous faisions toujours la crèche à la maison et ce rituel, devenu parent, je l’ai répété à mon tour : à Marseille, certes, quand nous y vivions, mais ici aussi, à Paris. J’y trouve une grande tendresse, laquelle tient moins à l’histoire racontée par ces petits personnages de terre cuite qui, dans le décor d’une idylle, voit se dérouler la vie ordinaire d’un village provençal et celle de l’église catholique (annonciation, nativité, adoration des mages), qu’au rituel en lui-même, aux gestes de disposer ces petits personnages de terre cuite en une scène qui raconte l’histoire d’un village provençal idéal autour de la naissance du Christ, à l’organisation d’un espace à part au sein de l’espace domestique du foyer, c’est-à-dire à l’institution du sacré. Ce qui, en quelque sorte, revient à dire : le sacré peut se trouver n’importe où, il suffit de faire les bons gestes. Et « les bons gestes », je crois que c’est cela qu’on appelle au sens le plus profond du terme, « l’amour ». Le sacré alors ne renvoie pas nécessairement à un au-delà, il est dans la présence ici et maintenant de quelque espace qui échappe à l’ici et maintenant, ouvre une voie de communication dans un temps extrêmement long. Pourquoi est-ce que je pense à tout cela en ce moment ? Je ne parviens pas à le comprendre. Faut-il que je fasse quelque chose de cette incompréhension ? Peut-être, mais quoi et pourquoi ? Cela non plus je ne parviens pas à le comprendre. Tu ne comprends pas grand-chose, n’est-ce pas ? Non, c’est vrai, presque rien. Mon Dieu, qu’est-ce que je me sens bête. Les deux semaines qui viennent de s’écouler, j’ai l’impression de les avoir perdues, comme si le temps m’avait été confisqué, ou, plutôt que « le temps », l’emploi du temps. La ritualité, c’est cela aussi, « l’emploi du temps » : les gestes qui font que la vie peut jouir d’un sens. Je pense à demain, non pour rattraper le temps que pour le retrouver, m’y retrouver, retrouver les gens qui font que la vie jouit de sens. Si une partie de ma vie se sent coupée d’une autre partie de ma vie, qu’est-ce ? Une illusion, une vérité plus profonde à explorer, un mensonge, autre chose, quoi ? Incompréhension : de tête, je compte les trous, et ne m’en trouve pas plus avancé.