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À mesure que le christianisme s’est éloigné des terres méditerranéennes où il a vu le jour, la figure de la mère s’est estompée au point de disparaître dans sa version la plus moderne. On pourrait dire ainsi, et c’est à peu près l’affirmation que je serais enclin à soutenir, que le patriarcat n’est pas une forme de vie méditerranéenne et que son développement est une conséquence d’une certaine septentrionnalisation de la culture, mais j’entends d’avance les innombrables objections qu’on ne manquerait pas de me faire, à raison même, peut-être, parfois. Pourtant, qui a grandi dans une famille méditerranéenne sait à quel point l’idée d’un patriarcat dominateur est fragile. Ce qui ne signifie pas que, au sein de la société, n’existent pas des inégalités fondées en droit, tant s’en faut, mais qu’elles ne sont peut-être pas l’émanation de la famille qu’on peut être tenté d’en faire. Quand même des dogmatistes s’échineraient depuis un certain temps déjà, dans des outrances souvent grossières, à faire de la famille le lieu premier de la domination, de telles assertions de leur part ne sont pas à prendre au pied de la lettre, mais plutôt comme les crises d’adolescence colériques et plus ou moins tardives de qui n’a jamais eu l’heur de croire en la virginité de Marie. Mais laissons ce dernier point et revenons à la famille méditerranéenne : pour qui a grandi dans une famille méditerranéenne, le matriarcat est la forme première de la société. C’est une idée un peu bizarre, et je ne sais pas très bien pourquoi elle m’est venue ni, à vrai dire, même comment, mais cependant que je la caressais de l’esprit, j’ai pensé au film de Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma, où cette culture féminine fondamentale trouve une expression déchirante et sublime. Dans tout le film, où une mère courage aux prises avec son souteneur doit affronter la mort de son fils, Pasolini décrit une forme de communisme primitif qui serait la vraie nature du catholicisme, à moins que ce ne soit plutôt l’inverse : que le catholicisme soit la vraie forme du communisme. Dans une scène d’une tristesse absolue, et pourtant l’une des plus belles, sinon la plus belle, de toute l’histoire du cinéma, Pasolini met en mouvement le corps mort du Christ tel que Mantegna l’avait peint près de cinq cents ans plus tôt, et filme Ettore, le fils de Mamma Roma, pieds et poings liés, sur son lit de misère qui est aussi son lit de mort. Les parallèles sont saisissants dans cette actualisation de la figure du fils mort. D’une part, dans le tableau de Mantegna, à gauche de la tête du Christ (à main droite pour le spectateur) se trouve un petit vase, qui contient sans doute les onguents qui serviront à embaumer le cadavre du défunt, et dans la scène de Pasolini, un seau, qui recueille sans doute les excréments du lié sur sa table, est présent sous le corps mourant d’Ettore. Loin d’être une forme de blasphème, il me semble que c’est une naturalisation nécessaire de la scène christique, qui en montre toute la réalité, fût-elle, en effet, basse et sale. En s’incarnant, Dieu se fait ainsi. D’autre part — littéralement : le vase se trouve d’un côté de la tête du Christ cependant que le groupe où se trouve la Vierge est situé de l’autre côté, en face —, dans le tableau de Mantegna, entourée de Jean et de Madeleine, la Vierge est rejetée à l’extrême-gauche du tableau, comme si elle était absente. Et, sur sa misérable table d’onction, loin du marbre de Mantegna, Ettore mourra seul. En outre, le visage de la Vierge, chez Mantegna, est celui d’une femme âgée, qui ne retient pas ses larmes, mais les essuie dans un geste d’une rare beauté : de la main droite, elle tient un mouchoir blanc avec lequel elle éponge son œil gauche, geste beau, dis-je, et impossible puisque, à en juger par la position de ses doigts, le mouchoir tient tout seul contre l’œil, cependant que face au spectateur, deux larmes ne coulent pas mais restent en suspens le long de la base du nez. Sans retenue non plus, c’est ainsi qu’Anna Magnani a incarné l’anti-Vierge qu’est Mamma Roma : femme mûre, d’une sensualité plantureuse, exubérante, extravagante, magnifique aussi bien quand elle chante le jour du mariage de son souteneur (se croyant ainsi devenue libre) : « Fiore de merda / io me so’ libberata da ’na corda, / adesso tocca a ’n’ altra a fa’ la serva! » (« Fleur de merde, traduirai-je en passant, je me suis libérée d’une corde, c’est à une autre à présent de faire la servante ») que quand, apprenant la mort de son fils pour qui elle aura voulu tout donner, elle veut encore donner sa vie en se jetant par la fenêtre de son appartement moderne, mais c’est trop tard : la vérité est crue, cruelle, — malgré tous les onguents du monde, l’odeur de la merde ne part pas. C’est peut-être dans cet éloge terrestre de la femme qui donne la vie et survit à la mort de son enfant que, pour Pasolini, du moins, mais en vérité pour quiconque pense un peu, catholicisme et communisme ne font qu’un : il est des liens qui ne sont pas d’asservissement, mais une forme commune de vie sans laquelle la vie serait insupportable, parce que la mort advient toujours, qui nous laisse seuls, désespérément seuls. Ce qu’il y a de beau, tout simplement, oui, dans la conception de Pasolini, c’est que la naturalisation du catholicisme — la vierge est une putain et le vase d’onguents est un seau à merde — n’est pas une caricature ricanante, elle ne se moque pas, elle va chercher le sens là même où il est : dans la chair même de la vie. Dans l’Annonciation, quand la Vierge accepte le mystère de l’immaculée conception, elle accepte aussi la réalité de la conception, la chair de l’être vivant, sa naissance ainsi que sa mort future. Et si, par la mort, le Christ rachète les péchés du monde, la Vierge porte en elle le mystère de la chair, c’est-à-dire le sens de l’existence, et lui donne vie. Un monde où les femmes sont rendues invisibles par la volonté des hommes est un monde où la chair n’est pas devenue un mystère, c’est-à-dire : un monde d’où toute signification est absente. Et la survie de la mère à son fils ne signifie-t-elle pas que, malgré la destruction, la vie continue, la destruction n’est pas le terme ultime de toutes choses ? « Famille », « catholicisme », « communisme », ce que j’ai essayé d’entendre par ces mots, ce n’est peut-être pas tout à fait ce que l’on croit pouvoir leur faire dire et, en tout cas, ils ne désignent pas des formes d’organisation politique plus ou moins élaborées, mais des formes de vie dont les possibilités n’ont pas encore été explorées. Pasolini, dans Mamma Roma et ailleurs, a entrepris une telle exploration, et la compréhension naturelle (la naturalisation) du catholicisme qu’il met en œuvre n’est pas un abaissement de la signification, mais un rappel que, y compris dans les choses que nous tenons pour les plus basses, la signification est présente.