Des siècles de lamentations pourraient nous attendre ; en vaudraient-elles la peine ? Peut-être suis-je dément de n’y pas verser, mais quand des empereurs fous dirigeaient leurs univers, le monde des vivants d’alors était-il plus vivable ? Richard Rorty dit quelque part que nous ne pouvons pas renoncer au progrès moral, pas douter que l’avenir de l’humanité sera moralement meilleur que son passé. Et si c’est un vœu pieux, c’est très bien. Et sinon ? Disons qu’il vaut mieux garder le silence à ce sujet. Ce que j’ai voulu dire est assez simple : comme il semble évident que le passé de l’humanité ne fût pas meilleur que notre présent, on aurait sans doute tort d’espérer des lendemains qui chantent, ou plutôt : le temps que nous consacrons à nous lamenter que le monde soit comme il est — c’est-à-dire : que le monde n’est pas comme nous eussions aimé qu’il fût —, ce temps-là est du temps perdu. On comprend aisément ce que ces lamentations — quand elles sont honnêtes, quand elles sont sincères — subsument : il y a des gens qui vont souffrir à cause de l’état du monde tel qu’il est et qui souffriraient moins si le monde était comme nous eussions aimé qu’il fût, et c’est indubitable. Mais l’est tout autant ceci, que le monde est également habitable et inhabitable, et la vie vivable et invivable. Pour Leibniz, disons les choses aussi bêtement que cela, le monde dans lequel nous vivons est le meilleur des mondes possibles : c’est un optimum, ce qui signifie qu’il y a sans doute des mondes meilleurs, des mondes d’où le mal est absent, mais ils ne sont pas possibles, ils ne peuvent pas exister. Cette idée, si elle rend en effet compte rationnellement de la nécessité du mal, n’est pas du genre de celles qui puissent nous apporter quelque réconfort. En d’autres mots, elle dit peut-être vrai, mais elle ne parle à personne. Le mal existe, et à qui a le malheur de le recevoir, qu’il soit justifié rationnellement ou non, il est insupportable. C’est assez trivial, mais je ne crois pas que l’on soit en mesure de dire autre chose. Nous voudrions tous faire le bien, mais outre ne pas faire le mal, quand on s’interroge à ce sujet en vue d’agir, nous ne savons pas très bien ce que cela implique. Autre formulation : C’est loin d’être parfait, mais ce pourrait être tellement pire. Il est fascinant de constater que, plus on a l’impression de descendre au plus profond de la morale, et plus les conclusions auxquelles on semble être en mesure de parvenir semblent banales. Mais pas banal comme le mal, dont on a dit au siècle dernier qu’il l’était, croyant par là, j’imagine, expliquer que les êtres humains sont comme ils sont, et dont on fait même des films, désormais, décidément, tout est permis, non, banal comme tout ce qui existe. Quelqu’un a-t-il jamais émis l’hypothèse que les anciennes religions inventèrent les miracles pour tirer les peuples sédentaires, et donc trop bien nourris, de la torpeur où la banalité sans fin de leur existence avait fini par les plonger ? Quand il fallait parcourir les plaines froides de la Dordogne pour se nourrir, l’existence ne devait guère courir le risque de sombrer dans la monotonie. Est-ce le prix de l’abondance ? Trop gras, l’être humain n’est sans doute pas un ange, mais Dieu, qu’il devient bête. Tout à l’heure, à l’heure du déjeuner, non loin de la Fontaine Stravinsky, en pleine rue, un homme s’est allongé par terre. Il est resté là un certain temps, puis il s’est relevé, et il est reparti. J’étais en train d’écouter le « Praeter rerum seriem » de Josquin Desprez (Björn Schmelzer / Graindelavoix) et tout, pourtant, semblait parfaitement dans l’ordre des choses. Si l’on voulait vraiment aimer la vie, me suis-je dit, on y mettrait un peu plus de ce désordre musical.