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Sans projet élitaire, tout régime démocratique est suicidaire. Qui livre à la servitude des populations entières, — une servitude consentie, désirée dans l’ignorance la plus parfaite, la bêtise la plus recherchée, le contentement de soi le plus cras. On n’a d’appétit pour rien que l’immédiat, le présent, étranger à tout sentiment de la beauté de l’éphémère, qui n’est que faim d’une impossible perpétuité. C’est la fabrique du sujet, sans nulle part de majesté. Mais point de bon mot : qui croit au sujet (à l’ego, au moi, à l’âme, et caetera) avoue une volonté de sujétion. Et n’est-ce pas toujours ce qu’il se passe quand nous nous sentons dépassés par le monde ? Nous voulons que quelqu’un nous rassure, nous réconforte, nous console, tout disposés que nous sommes à en payer le prix : ne pas penser, rien que sentir, triomphe de l’émotion, i. e. derechef de l’immédiat. On barbouille l’univers tout entier de sa présence (les murs, les peaux, les tombes, tout doit être recouvert de messages primaires, tatouages, slogans qui sont les lacunes de l’intelligence, sa réduction à l’interjection), on érige tout au rang de science (moins il y a de raison en nous, et plus nous en fantasmons l’existence, élevant n’importe quelle habitude prise à la dignité d’une méthode) : moins ce que l’on a à dire est profond, et plus il faut que cela se sache, moins ce que l’on a à dire est vrai, et plus il faut y mettre les formes. La science devient une forme de religion sécularisée, laquelle, comme tout culte, ne se distingue pas par son objet — la signification —, mais par ses rites, l’ensemble des compulsions mises en œuvre pour se justifier. C’est l’apogée de la vérité procédurale — tout peut être vérifié étape par étape —, l’apogée de la vérité industrielle — le savant est l’expert en contrôle qualité par excellence. Le sujet ne sait pas aimer, d’ailleurs, on ne le lui demande pas, tout ce qu’on attend de lui, c’est qu’il fasse du bruit, se répande dans son environnement (qui croit à l’ego, au moi, au sujet, à l’âme, croit aussi à l’environnement, il est fondamentalement écologiste), et cet amas de traces, on l’affuble de ce nom étrange, « culture ». Ce matin, je suis sorti me promener au cimetière. De là, j’avais une vue sublime sur la Tour Montparnasse aux trois quarts disparue dans le ciel de Paris. Comment se fait-il que j’aime tant cette vision ? Peut-être cela tient-il au fantastique dont il me semble que l’univers se trouve ainsi baigné. Comme si tout devenait fiction. Avant-hier, Daphné m’a expliqué le stratagème qu’elle a mis en place à l’école pour faire les exercices qu’elle estime difficiles ou quand il y a trop de bruit dans la classe, ce qui la dérange, l’empêche de se concentrer, la fatigue, lui donne mal à la tête. Voici ce qu’elle m’a dit qu’elle faisait : elle s’imagine que c’est l’un des personnages qu’elle aime (les « amis », comme elle les appelle) qui travaille à sa place cependant qu’elle se contente de l’observer. L’autre jour, m’a-t-elle ainsi expliqué, par exemple, c’est Arsène Lupin qui a fait les divisions à sa place. Et, entre deux opérations, il volait un stylo. Mais ce peut être Cyrano de Bergerac (c’est lui qui, d’après ce que j’ai compris, avait fait les évaluations nationales à l’entrée en CM1). Et cette année, lui ai-je demandé, qui a fait les évaluations en début d’année ? Personne, m’a-t-elle répondu, c’était facile. J’ai trouvé cette idée merveilleuse. Et je pense que nous pourrions l’appliquer dans nos vies : quand quelque chose est trop pénible, s’imaginer que ce n’est pas nous qui le faisons, qui le vivons, mais quelqu’un que nous aimons bien (un personnage de fiction ou autre) qui le fait à notre place et nous, nous nous contentons de l’observer d’un air amusé. La vie sociale comme sauve-qui-peut d’un jeu de rôles. Note finale : Ce n’est pas le niveau de tes enfants qui baisse (comme si « le niveau » était une entité autonome, comme si « l’école » existait indépendamment du reste de la société), — ce n’est pas le niveau de tes enfants qui baisse, c’est la société dans la quelle tu vis qui les déteste, et toi, qui es incapable de les aimer.