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L’affolement est le propre de la masse. Laquelle masse semble obéir à des lois hyper-déterministes ; une variation en n’importe quel point du système qu’elle forme dans sa clôture sur elle-même entraînant des variations identiques ou proportionnelles dans tous les points du système. Qui tente de rester de marbre passe alors pour une bizarrerie, et peut-être l’est-on, en effet, bizarre, quand on se fait esthète de l’immobilité. Or, demeurer, c’est infine ne pas obéir, laisser couler indifférent le flux de l’histoire immédiate, celle-là qui, empêtrée dans les événements tels qu’il s’en produit d’innombrables chaque jour, s’avère incompréhensible. Et d’ailleurs, personne ne cherche plus à comprendre, tout le monde réagit, se mettant en scène de la plus grotesque des façons, dans des déclarations qui ne font trembler que des murs de papier mâché. Peut-être est-ce la raison ultime du vacarme que notre civilisation fait en existant : comme si la conscience de l’insignifiance accompagnait chacun de nos faits et gestes et qu’il fallait la faire taire — l’abasourdir — par le plus de bruit possible. Car, n’est-ce pas un fort paradoxe que, nous étant donnés des moyens de nous exprimer inédits dans notre histoire, nous finissions par répéter tous la même chose, guère sûrs de ce que nous racontons, et inventions même des machines pour nous imiter dans cette interminable logorrhée de pléonasmes qu’est notre vie (publique aussi bien qu’intime) ? Dans quelques années, le nombre d’informations et de leurs clones sera ainsi devenu si important que l’uniformité sera absolument totale, et le vieux rêve d’une citoyenneté planétaire aura été accompli par la reproduction certifiée copie conforme de l’humanité occidentale moyenne. Se répandra alors partout sur la terre et, plus tard, jusque sur les planètes les plus reculées de l’univers, un être répliqué d’un original depuis longtemps oublié et qui ne l’était pas vraiment lui-même. Quelquefois, parcourant le flux ininterrompu des informations qui se déversent chaque jour sur nos pauvres esprits pas bien réveillés, l’on cherche une parole, une phrase, une idée qui n’aurait pas déjà été maintes fois énoncées, mais rien, c’est littéralement toujours pareil. Les convenances ont été prises au pied de la lettre : tout est convenu. Même le moralisme auquel je m’adonne ce soir cache avec le plus grand mal ce bâillement qu’il s’inspire à lui-même. Faut-il renoncer à dire quoi que ce soit ? Succomber aux charmes mutiques de l’ineffable non parce que la vérité est indicible, mais parce qu’on en dit trop, et en même temps, et que c’est un infâme brouhaha au milieu duquel il est impossible de hurler que la vie sociale telle qu’on la connaît ? Les îles jadis idylliques où les poètes étaient aussi des bergers sont devenues le paradis des illettrés dénudés du monde entier : plus que le cimetière, la Méditerranée est la poubelle de l’humanité. Il n’y a pas de refuge ; même l’exil intérieur doit être percé à jour par les soins de la plus infantilisante des psychologies. N’était-ce pas ce qu’elle disait, l’autre jour, cette journaliste, que leur virilité empêche les hommes d’aller chez le psy ? Comme si, ultime injonction de la politique universelle, rien ne devait rester secret, caché : il faut se mettre à nu, c’est un ordre, le tarif conventionné d’une vie digne d’être vécue. Qui, dans l’enfer d’une telle normalité, où tout doit être ausculté pour vérifier sa conformité avec ce dont il est la copie, pourrait bien encore oser penser, et vivre ?