Qu’est-ce qui me pousse, comme hier, à passer la journée entière, de huit heures du matin à une heure et demi du matin, assis ou allongé, à écrire ? À ne rien faire d’autre que cela, ou presque, à passer la plus grande partie de mon temps à écrire alors que personne ne me le demande, personne n’attend rien de moi, et cela ne me rapportera sans doute rien. Pourquoi est-ce que je ne puis pas m’en empêcher ? Je ne me suis pas posé la question, hier, et, si j’avais dû me la poser, je ne me la serais pas posée en ces termes, cette question, parce que ce n’est pas que je ne puisse pas m’empêcher, c’est ce que je veux faire, c’est ce que j’estime de la plus haute importance, et c’est ce que je fais : écrire. Écrire, contrairement à ce que Vila-Matas et Sebald laissent entendre à l’occasion, ce n’est pas un mal, pas une maladie, c’est un bien, peut-être l’un des plus grands biens que la terre nous ait donnés. Je sais que je n’ai pas de succès, et que la vie sociale ne m’en apportera sans doute pas plus que mes précédents livres, mais il faut que je continue, c’est ce qu’il y a de plus important à faire au monde. Sinon, alors que personne ne me demande rien, alors que personne n’attend rien de moi, alors que cela ne me rapportera rien, ni argent, ni gloire, ni rien, je ne passerais pas mes journées, comme hier de huit heures du matin à une heure et demi du matin, à écrire. L’ironie avec laquelle Sebald décrit l’activité qu’est écrire, qu’il appelle un « trouble du comportement », pour amusante qu’elle puisse être, me semble passer à côté d’une dimension importante du phénomène, qu’on peut exprimer comme ceci : En vérité, qu’y a-t-il de mieux à faire ? Voire, plus simplement encore : Qu’y a-t-il d’autre à faire ? Qu’y a-t-il d’autre à faire qu’écrire des livres illisibles, qui ne ressemblent à rien de connu, et qui seuls, sans doute, permettent d’échapper à l’uniformisation des mœurs, l’uniformisation de la pensée, du langage, de la vie, qui seuls, peut-être, permettent d’échapper à l’artificialisation de l’intelligence que sera notre futur, et qui est déjà, en grande partie, notre présent ? Je ne sais pas pourquoi je dis cela, peut-être parce que je suis fatigué. Les yeux à peine ouverts, dès le petit matin, j’ai dû voir tout ce qui me séparait du monde dans lequel je vis, du monde dans lequel je dois continuer de vivre si je veux continuer de vivre. Dans le grand journal de la France, il y avait un article consacré au nouvel album d’un rappeur, qui citait notamment ses textes, et ça faisait : « Négro, y’a pas d’respect, négro, y’a pas d’respect / Comme celle qui attend de s’faire ken pour dire qu’elle a une MST. » La journaliste qui faisait l’article sur l’album soulignait la nullité de la rime qu’elle venait de citer, sa bêtise (elle employait le mot « absurdité », mais cela n’a rien d’absurde, c’est bête, c’est tout) et le machisme du texte, mais à aucun moment elle ne semblait en mesure de se poser la question : Mais pourquoi nous infligeons-nous cela ? Pourquoi nous humilions-nous de la sorte, avec des paroles toujours plus bêtes, toujours plus laides, qui flattent les instincts les plus bas, les plus dégradants de notre espèce ? Et j’ai une réponse : la haine de soi. C’est par haine de soi qu’on pousse l’humanité vers ce qu’il y a de plus bête, de plus laid, de plus humiliant, de plus dégradant chez elle. Et comment ne pas voir l’autre bout de la chaîne des causes et des effets ? Comment ne pas voir que si, d’un côté de la chaîne des causes et des effets, on fait l’apologie de la nullité, de la violence, du mépris, de la haine, de l’autre côté de la chaîne des causes et des effets, les gens votent pour Donal Trump, que c’est la même chaîne des causes et des effets, qu’on n’a pas le courage de briser parce que, fondamentalement, on le sait, c’est elle qui rapporte, c’est cette chaîne de la bêtise, de la haine, de la violence, du mépris, de l’humiliation, qui rapporte les milliards de milliards de dollars avec lesquels on élit les présidents et publient les journaux ? Voilà pourquoi on encense la bêtise, la médiocrité, la nullité, la vulgarité, la grossièreté, l’humiliation, tout en prétendant le contraire, voilà pourquoi : parce que ça rapporte. Moi, j’ai passé ma journée à écrire, et cela ne me rapporte rien, mais tant pis : cela me sauve la vie.