Cependant que je rentrais avec mon cabas bien rempli de la Biocoop dénommée la Ruche d’Alésia, cabas dans lequel se trouvaient notamment de succulentes oranges cara cara, dont la chair rouge rosée a un goût qui évoque la douceur d’un bonbon acidulé au parfum de pamplemousse, ainsi que de minuscules clémentines de Corse, rondes comme de petites balles orangées, le déroulé du texte dont j’ai trouvé un commencement il y a quelques jours m’est apparu clairement sous la forme d’une série dont les éléments s’impliquaient les uns les autres, a donc b, b donc c, c donc d, etc., où les donc pourraient tout aussi bien être des → et, d’ailleurs, sur le morceau de papier où je viens de noter la succession en série de ces éléments du texte, c’est bien des flèches que j’ai tracées entre chacun de ces éléments, neuf exactement, à supposer que je ne me trompe pas dans mon décompte, ce qui n’aurait guère d’importance toutefois, je ne le mentionne que par souci du détail. À l’aller, alors que je traversais le cimetière du Montparnasse pour emprunter la rue Gassendi, j’ai été étonné d’y croiser deux jeunes femmes en flamboyante tenue de sport que, manifestement, la présence de tous ces morts ensevelis dans les tombes qui se trouvaient autour d’elles, comme c’est souvent le cas dans les cimetières, ne semblaient pas déranger dans leur pratique de la course à pied. Si les êtres humains qui, à des fins de domination commerciale, religieuse, politique, ou tout cela ensemble, entreprennent de coloniser le monde, avaient conscience de la fragilité de ce que l’on nomme civilisation, ils resteraient chez eux. Ces deux jeunes femmes auraient dû savoir qu’on ne court pas dans un cimetière, mais la notion même de ce qui se fait et ce qui ne se fait pas n’a de sens qu’au sein précisément d’une civilisation qui intègre suffisamment les individus qui y appartiennent pour qu’on n’ait pas à interdire des comportements parce que les individus savent justement ce qui se fait et ce qui ne se fait et n’ont pas besoin qu’on le leur rappelle sans cesse à coup de bâtons ou d’autres expédients douloureux. C’est cela, une civilisation. Or, une civilisation tient à un on ne sait quoi mystérieux, lequel semble pouvoir se rompre, comme un fil qui reliait des choses différentes les unes des autres entre elle, n’importe quand, sans même qu’on s’en aperçoive, ou alors trop tard, — le fil est déjà rompu et on ne peut pas faire un nœud, ça ne marche pas comme ça. Un texte, est-ce alors quelque chose comme une civilisation ? Ce n’est pas ce que je dirais, non, même s’il y a un fil qui tisse les éléments qui le composent entre eux, ce fil ne pense pas par obligations ni interdictions ni non-dits, il pense par inventions et dictions. Et puis, considérant tout cela sur un ton peut-être un peu trop léger, j’ai songé que, après tout, moi aussi, je faisais la même chose que ces jeunes femmes, qui traversais le cimetière avec mon cabas plein d’oranges et de clémentines, que c’était sans doute la faute des touristes, pour qui tout est à visiter, qui ont par conséquent détruit la possibilité même d’un lieu sacré, et je me suis dit que la civilisation occidentale était vraiment foutue. Est-ce un mal ? Je ne sais pas, tout dépend de ce qui la remplacera.