Avec la Vie sociale, c’est la première fois que je fais l’expérience d’une possible infinité de l’écriture : de la possibilité qu’on ne finisse jamais d’écrire un livre. Cette expérience est évidemment liée au temps qui s’est écoulé entre le moment passé où j’ai pensé en avoir fini le livre — avoir mis le point final, comme on dit — et le moment présent où je corrige encore les épreuves du texte, ces sept années au cours desquelles j’ai connu des sentiments très divers et très contradictoires au sujet de ce livre — de la joie, de la déception, du désespoir, de la haine, du bonheur, et caetera — et qui font que, aujourd’hui, relisant ce texte, il faut que je me mette dans la peau de celui que j’étais quand je l’écrivais, que je retrouve les pensées que je pensais à cette époque-là pour comprendre pourquoi j’ai écrit ceci plutôt que cela. Tout à l’heure, quand j’ai reçu un message de G. me disant que les corrections étaient terminées, j’ai été pris d’un doute concernant un passage que j’avais corrigé et j’ai compris, avec des années de retard, en quelque sorte, pourquoi j’avais écrit ce que j’avais écrit. Dans le texte, le narrateur ment à propos de quelque chose, ce qui crée une contradiction que j’avais relevée et corrigée en relisant le texte avant de me souvenir, ce matin, donc, que j’avais voulu cette contradiction parce que le narrateur ne disait pas la vérité, et qu’il fallait donc que je corrige la correction. Mais pour ce faire, il aura fallu que je retrouve l’intention qui avait été la mienne en écrivant ce livre. Or, dans une certaine mesure, cela n’est tout simplement pas possible. Durant les sept années qui auront séparé l’écriture de la publication du livre, à cause notamment de la difficulté à publier ce livre, et des tensions que ces difficultés ont suscitées dans ma vie personnelle (la déception de constater que l’éditrice avec qui j’ai publié quatre livres chez Actes Sud ne comprenait rien de ce que j’écrivais, l’amertume que cette déception a suscitée chez moi, le fait de me trouver confronté à l’indifférence et au rejet du monde de l’édition, le sentiment d’être abandonné par l’amie qui devait m’aider à publier ce texte, comme une sorte d’agent le ferait, et les interrogations auxquelles ces événements m’ont conduit : est-ce que je suis nul ? si je ne suis pas nul, comment se fait-il qu’il y ait un tel écart entre ce que je considère comme bon et ce que le monde de l’édition est disposé à publier ? pourquoi l’amie en question préfère-t-elle telle autrice à moi ? tout se réduit-il à une question de succès médiatique ? n’y a-t-il d’autre valeur que celle-là, laquelle est assez méprisable ? et caetera), j’ai changé au point que, lisant le texte, je dois accepter que ce livre soit écrit d’une certaine manière et que, si je l’écrivais aujourd’hui, je ne l’écrirais plus de cette manière, mais que je dois respecter et apprécier cet écart pour ce qu’il est en soi. D’où cette impression double : il y a quelque chose de perdu et quelque chose de gagné. De perdu : je ne saurai jamais ce qu’eût été ma vie si mon éditrice avait accepté de publier ce livre parce que cette vie n’aura tout simplement pas eu lieu. De gagné : la défaite, si étrange que cela puisse sembler de le dire ainsi, m’aura appris quelque chose d’important sur moi, sur le monde, la relation de l’un à l’autre, et je crois que, même si dans une certaine mesure cette idée est déprimante, le moi que je suis devenu en survivant à la défaite, en continuant d’écrire malgré l’échec, est meilleur que celui qui écrivit ce livre. Je ne vante pas les vertus de la résilience, à laquelle je ne crois pas le moins du monde, je crois que c’est une machine intellectuelle à normaliser, je crois qu’on ne se remet pas des pertes, des deuils, des échecs, on vit avec, on change, on devient un autre, ou on meurt, je dis que je pense que je suis devenu un meilleur écrivain que je ne l’eusse été si tout avait dû se passer comme prévu. Par exemple, les histoires que j’ai écrites dans des Monstres littéraires, Pedro Mayr, le Feu est la flamme du feu avaient une dimension métalittéraire (je n’aime pas ce mot, qui est imbécile, mais il se comprend facilement, ce me semble), et cette dimension, je l’ai supprimée purement et simplement dans les histoires que j’ai écrites ensuite, m’émancipant de moi-même parce que, c’est ce que j’avais dit dans le dossier de bourse de création soumis au CNL, notamment, on n’avait tout simplement pas compris où je voulais en venir avec cette « dimension métalittéraire ». Bref, j’ai changé. L’échec a intensifié ce changement : quand on continue d’écrire alors que tout le monde semble dire qu’on ferait mieux d’arrêter, quand on continue d’écrire, non seulement en dépit, mais dans le rejet, et non seulement dans le rejet, mais contre ce que le rejet révèle du monde (le monde de l’édition, le monde social) qui en est à l’origine, on découvre quelque chose qui, s’il n’y est peut-être pas tout à fait identique, n’est pas loin du sens de la vie. Et relire la Vie sociale en vue de la publier enfin m’a permis d’apprécier avec précision l’étendue, pour ne pas dire l’ampleur, et la nature de ce changement. Et de mieux comprendre où j’en suis, ce que je fais, pourquoi je le fais. Écrire a une dimension profondément morale, transformationnelle, c’est une métamorphose. Bienheureux qui a échoué.