Il aurait pu sembler que la ville revenait à l’état sauvage — on aurait pu l’imaginer —, mais en fait, non. Pourtant, du haut de mon trottoir, rejeté sur le boulevard Edgar Quinet par le cimetière fermé dont, pour cause de vent violent, on m’interdisait la traversée, j’avais l’impression de me tenir sur une rive d’où je contemplerais une hypothétique Venise par grandes eaux, et les voitures qui, à défaut de vaporetti, s’aventuraient là sur les voies inondées de l’asphalte noyé faisaient des vagues qui venaient ensuite lécher mon rivage de hasard. Mais c’était que tout avait l’air cassé, ou simplement mal fichu. Et, de fait, la ville semble livrée aux aléas du temps qu’il fait et du temps qui passe, comme abandonnée à un sort qui, du moment que les affaires sont faites et les marchandises vendues, n’intéresse personne. Il règne une atmosphère brinquebalante qui donne à songer que, si jamais, comme nos contemporains ne se lassent de la fantasmer, l’apocalypse, ou plus modestement la fin des haricots, devait avoir lieu, ce ne serait pas à la faveur d’une gigantesque explosion, d’une catastrophe naturelle aux délirantes causes humaines, mais sous l’effet du laisser-aller le plus généralisé. De là, peut-être, le sentiment qu’on s’efforce, quel qu’en soit le prix à payer, de maintenir quelque chose qui n’a plus le moindre sens et qui, pour cette raison même, craquelle, s’effrite, se délite, tombe en morceaux, on n’ose dire en ruine, ce serait trop chic. On est prêt à tout pour sauver une prospérité dont l’idée vivote sur les lambeaux du monde d’hier et rien, surtout pas le constat de la nullité dans laquelle notre civilisation s’enfonce chaque jour un peu plus avant, ne semble être en mesure de faire changer d’idée les fanatiques à qui des populations de moins en moins intéressées par leur destinée ont cédé le gouvernail. Quitte à aller à la dérive, semble-t-on s’être résigné, autant que ce soit un autre qui navigue. La ville est une aventure aux confins de la folie dans un douteux décor de Second Empire. Qui s’y embarque, se retrouve bien vite à patauger dans un océan de méprises, d’erreurs, de ratés que charrient les flots nauséeux de l’à peu près. Et qui voudrait montrer quelque chose pour qu’on le voie, se retrouverait bien seul, l’index tendu s’agitant en vain dans le vide. Le doigt de Michel-Ange est noyé sous les connotations les plus scabreuses. On voudrait croire à la blague, mais c’est à des professionnels que revient désormais la pesante charge de nous faire rigoler. Leurs dents blanches sont des phares dans la nuit noire du déni où, comme les bestioles sur la lampe en été, on vient s’écraser et brûler. J’ai mal dormi, cette nuit, et c’est peut-être pour cette raison que j’ai du mal à maîtriser mon ordinaire sensibilité : c’est qu’il en faut de la volonté pour renoncer à son meilleur jugement, se voiler la face, mentir, tout travestir, et faire semblant. La fatigue l’émoussant, comme au moussaillon malmené, tout remonte à la surface ; il faut bien s’exprimer. Bonne journée.