Tout à l’heure, je suis allé au cimetière, marcher sous la neige. En entendant le craquement léger que, en certains endroits où la neige avait tenu, là où il y a de l’herbe, notamment, mes pas faisaient cependant que je marchais, j’ai eu le sentiment que le monde ayant déserté cet endroit, l’ayant abandonné à cause du mauvais temps, il était en quelque sorte libéré de toute présence excessive, lourde, pénible, masse qui vient s’agglutiner dès que le temps est plus clément jusques à recouvrir ou quasi chaque centimètre carré d’existence, et il m’a semblé que je pourrais errer, là, déambuler indéfiniment sans que rien, jamais, ne vienne me faire obstacle. Au bout d’un petit moment, toutefois, trois quarts d’heure, peut-être, je me suis aperçu que j’avais les pieds trempés, et j’ai songé que, s’il avait simplement plu, je ne serais pas venu me promener ainsi, et que, donc, c’était le mauvais temps qu’il faisait, l’alerte orange qu’on avait sonnée, qui m’avait poussé dehors. Je me sentais léger, et j’ai trouvé cela très beau, en réalité, de pouvoir encore s’étonner, s’émerveiller (en grec ancien, c’est un seul et même verbe, qui signifie aussi bien « s’étonner », que « s’émerveiller », θαυμάζειν, qui est le propre du philosophe, dit Socrate quelque part dans un dialogue de Platon) du temps qu’il fait, que les choses soient et que, même si elles sont simplement comme elles sont, les choses sont comme elles sont, les choses sont, et cela est merveilleux. Qu’il faille quelque chose comme une exception à la règle (et ce, même si, de la neige en hiver, ce n’est pas exactement exceptionnel) pour percevoir le merveilleux des choses, pour percevoir qu’il est merveilleux que les choses soient comme elles sont, c’est peut-être nécessaire (j’entends : peut-être que l’on ne peut pas faire autrement, qu’il faut cela pour percevoir que les choses sont). En revanche, il est regrettable que, sitôt terminé l’épisode neigeux, comme on dit à la météo, le phénomène du θαυμάζειν s’achève lui aussi, que nous ne soyons pas capable de faire durer, de prolonger cette qualité de conscience qui est caractéristique du θαυμάζειν, du s’étonner, du s’émerveiller que le monde existe, qu’il soit comme il est et que moi, exactement comme je suis, je fasse partie du monde comme il est. D’autant que, cette qualité de conscience, on s’en aperçoit quand on perçoit le merveilleux des choses comme elles sont, cette qualité de conscience est identique à la qualité du monde, en sorte que la conscience et le monde — comment le dire autrement ? —, s’ils ne sont pas identiques, sont communs, comme uns, ne font pas numériquement un — le monisme n’est pas plus souhaitable que le dualisme —, mais sont de la même nature, sont faits de la même nature. Et l’eau dont mon corps est fait n’est pas différente de l’eau qui tombe du ciel sous la forme de ces millions et millions de flocons qui tombent quand il neige, dont chacun est unique, comme chacun de nous est unique, et pourtant tous faits de la même chose. Tout est de la même nature et tout est unique. N’est-ce pas absolument merveilleux ? J’écris allongé sur mon lit. Pour la première fois de l’année, j’ai allumé le chauffage. Par la fenêtre, je vois la neige qui tombe, le vent la souffle, et recouvre les toits à la Mansart de Paris. N’est-ce pas merveilleux, me dis-je, admirant ce spectacle avec joie, que quelque chose soit plutôt que rien ?