221124

Lunettes noires et carnet à croquis ouvert sur les genoux, cependant qu’en ce début de soirée je tape à la porte de sa chambre pour lui demander ce qu’elle fait, Daphné dessine. Un peu plus tôt dans la journée, trouvant l’un des innombrables petits dessins qu’elle  sème de-ci et de-là sur son passage, et le rajustant à la porte du réfrigérateur, je m’étais dit que, si jamais il devait m’être donné de (re)vivre une enfance, c’est la sienne que je voudrais, tant sa forme de vie me touche, m’émeut, me fait sourire, me donne envie de rire, m’emplit de joie. Tous ces dessins témoignent d’une existence intense, profonde, laquelle ne semble pas connaître d’interruption, toujours trouver les moyens de s’amplifier, de s’exprimer. C’est cela, vivre, me dis-je, la voyant être ainsi. Et ce n’est pas que je l’envie, c’est que je l’admire, mon enfance à moi, pour autant que je m’en souvienne, me semblant terne, banale, insignifiante, en comparaison. Chaque fois que tu entends dire que « Le niveau baisse », dis-toi ainsi que c’est faux, et remplace cet énoncé absurde par celui-ci : « Le monde dans lequel tu vis déteste les enfants ». C’est quelque chose comme cela que j’ai dit à P., tout à l’heure, au téléphone, rappelant que Daphné avait rapporté les propos que ses camarades de classe avaient tenus à son sujet, qui la trouvent bizarre, et qu’elle parlerait comme au Moyen Âge. Et c’est vrai que préférer Carmen de Bizet à Nakamura sur le Pont des Arts, c’est bizarre. Bienheureux soient les bizarres, alors. Et bienheureux, qui parle une langue bizarre. Bienheureux qui n’est pas le contemporain de ses contemporains. Bienheureux qui est une chose en soi. Bienheureux, dès lors, qui échappe à son temps, prend la fuite, non par l’effet de quelque volonté particulière de sa part, mais par le pur et simple déploiement de sa nature propre, de sa forme de vie. Tout le reste, à quoi bon sinon de la chair à canon, matière à consommer, sinon vivre en vain ? Si Daphné avait imité quelque modèle vu à la télé ou sur les réseaux sociaux, elle m’eût agacé sans doute, mais là, dans la naturalité, la spontanéité absolue de son être telle qu’elle est (son être tel que je suis, devrais-je dire, si je parlais pour elle), elle ne le pouvait, rien que me sembler parfaite, exactement comme elle était. Il a neigé dans les Basses-Alpes, m’a dit P au téléphone. À Paris aussi, lui ai-je répondu. Et c’est ainsi que nous avons formé une sorte de communauté météorologique. Ce matin, malgré le vacarme des sirènes des véhicules d’urgence (j’ai tapé du poing sur la table, littéralement, espérant qu’elles se taisent, ce qui eut pour seul effet de me faire mal à la main et ce soir, en effet, je sens encore le point d’impact), je suis parvenu à la fin, préliminaire du moins,  d’une première partie du texte que j’ai commencé la semaine dernière. 53635 signes d’un texte qui n’a rien d’inachevé, qui bouge même, au contraire, en cours de route, mais dont je veux garder, pour l’instant, cette mobilité, cette instabilité, cet inachevé. Il faut que j’aille acheter une cartouche d’encre demain, pour imprimer, telle quelle, tremblant, hésitant, cherchant et se cherchant, à la découverte du monde, son écriture.