Est-ce que j’écris mieux quand je suis déprimé ? J’y pense parce que je ne sais pas trop quoi dire, aujourd’hui. Je pourrais raconter que j’ai reporté les corrections apportées hier au texte génial que je suis en train d’écrire, mais l’idée d’un tel récit me lasse avant même d’essayer de la mettre en œuvre. Et puis, Mehdi Pérocheau a cette phrase : « Je ne connaîtrai jamais la cause de mon existence alors pourquoi ne seraient-ce pas l’humour et l’excentricité que d’aucuns regroupent sous le terme d’individualisme ? » Et il me semble que quelque chose s’éclaire, même si je ne sais pas très bien quoi. Non, vraiment, peut-être que je me sens trop bien pour écrire. Pourtant, le monde ne manque pas de raisons de s’enfoncer dans la dépression la plus profonde : tout va mal, tout va très, très mal. Et, peut-être est-ce lui, en fait, le mal de l’Occident tardif : la maladie de la maladie. Nous sommes malades de nous vouloir malades, et le mal le plus grand, le voici : voir le mal partout et se sentir coupable ou en dénoncer les coupables (ce qui, à peu de choses près, revient au même). Mais quel bien est-ce que cela fait ? On n’en a pas la moindre idée. Qu’importe : continuons. Hier, j’ai lu la tribune d’un écrivain qui réclamait la libération d’un autre, emprisonné dans un pays qui n’est pas le nôtre, et j’ai eu l’impression que, si le premier écrivain réclamait la libération du second, c’était pour que, une fois ce dernier libéré, il ait le plaisir de l’abattre lui-même d’une balle dans le dos. La lecture de ce tract dogmatique était terriblement angoissante, d’autant que l’écrivain en question, s’il n’est pas vraiment célèbre, est loin d’être un inconnu, du genre à signer des tribunes de son nom, quoi, et, en tout cas, il est bien plus connu que moi, parce qu’on avait l’impression de lire la caricature d’un discours tenu par quelqu’un qui aurait été endoctriné par quelque secte apocalyptique : il n’y avait pas l’ombre d’une joie, même lointaine, même petite, dans son assommante prose, pas l’ombre d’une lumière dont le texte eût été la portée, tout était effroyablement sombre, mais sans éclat aucun, absolument terne, d’une noirceur froide comme une planète morte, toutes qualités négatives qui, c’était l’évidence à la lecture de ce texte, ne tenaient pas à l’état du monde en tant que tel, mais bel et bien à l’état mental de qui avait écrit ce texte, un état de délabrement avancé, qui transpirait la haine de tout ce qui se tient debout, le ressentiment, un désir de destruction que la destruction de toutes choses n’eût toutefois pas pu assouvir, parce que c’était, in fine, sa propre destruction à lui que l’auteur de la tribune fantasmait. La lecture de ce texte m’a mis très mal à l’aise. À tel point que, ce matin, j’en ai parlé à Nelly, qui connaît l’auteur en question. Mais je ne suis pas parvenu à formuler mes idées de façon suffisamment claire. Cela, je n’y suis parvenu que plus tard, dans l’après-midi, et je l’ai écrit d’une phrase dans mon carnet au bison rouge dont cette page de journal est le bavard prolongement. Je me souviens que le journal dans lequel la tribune était publiée, durant toute mon enfance, j’ai vu mes parents le lire, et j’ai été pris d’une sorte d’angoisse assez inexplicable — parce que, après tout, je ne suis pas responsable des opinions politiques qui furent celles de mes parents, d’autres enfants, peut-être, oui, mais moi, non —, comme si je portais moi-même la marque répugnante de cette mentalité de secte, dogmatique, sans lumière, violente, prête à tout pour faire rendre gorge à quiconque a le malheur de ne pas penser selon le dogme tenu pour loi universelle de la nature. Ce qui était effrayant dans la tribune, c’était la négation a priori d’un rire quelconque, et partant, d’une quelconque lucidité. Et aussi que, dans ce genre de pensée, pour autant que l’on puisse appeler cela une pensée, aucune place ne soit laissée à la possibilité de l’erreur alors que, nous le savons bien, nous passons notre temps à raconter n’importe quoi, et les vérités que nous tenons pour absolument irréfutables, l’avenir les balaiera d’un dédaigneux revers de la main. Et c’est peut-être cela, au fond, que les auteurs de ce genre de tracts ou d’autres détestent : une civilisation de laquelle, que cela nous plaise ou non, nous sommes issus, et dont l’histoire, dans ce qu’elle a de meilleur tout comme dans ce qu’elle a de pire, nous incite à faire preuve de la plus grande circonspection avant d’émettre le moindre jugement qui ait quelque prétention à être définitif, nous met en garde contre les avis trop tranchés, lesquels n’admettent pas une once d’humour, et grâce auxquels on grossit les rangs des armées. Excentriques, je ne sais pas si c’est ce que Mehdi Pérocheau voulait dire, ces gens-là eussent cherché d’autres façons de dire, moins de combats à mener, et plus de fictions à inventer, des histoires fantastiques, au lieu de quoi, fanatiques de la norme, ils s’emparent du passé pour mettre en joue le présent, et feu à volonté sur l’avenir. « Quelle mentalité ! », déplorerait César, pas l’empereur, non, l’autre, le Marseillais.