Comment les idées viennent-elles se coller entre elles pour former un ensemble ? Je l’ignore. Mais c’est ce qu’il se passe en ce moment avec ce texte que j’ai commencé d’écrire. Je dis que j’ai commencé d’écrire, comme si cela s’était produit il y a quelques jours de cela (ce que j’ai d’ailleurs laissé entendre), mais en réalité, si j’en crois les informations contenues dans le fichier informatique où est conservé le texte, j’ai commencé le chapitre que j’ai imprimé ce matin le neuf janvier de cette année. Et, si je remonte encore plus loin, je dois me rendre à l’évidence que j’ai commencé d’écrire ce texte durant le mois de juillet deux mille vingt. Et nombre des idées qui me sont venues entre cette date et aujourd’hui, où je reprends le texte de janvier pour y adjoindre les mots que j’ai écrits dans la nuit du vingt-deux novembre, trouvent à présent la place qui est la leur dans l’économie de l’ensemble que, j’en fais l’expérience, ces écrits forment les uns avec les autres. Est-ce que tout est achevé ? Non, loin de là. Mais cela prend forme. Et cela me rend heureux parce que, pendant des mois (peut-être, disons, depuis le début de cette année qui s’achève) je me suis trouvé avec des éléments dont il me semblait qu’ils étaient reliés les uns aux autres, mais d’une manière que je ne parvenais pas à objectiver, dirais-je en quelque sorte, et ces éléments ne voulaient pas se lier les uns avec les autres (pas comme les pièces d’un puzzle, comme des pièces de tissu, plutôt, qu’on coud les unes avec les autres), et peut-être, donc, qu’il ne fallait pas objectiver cette manière, qu’il fallait simplement attendre que les choses se mettent en place, spontanément, ce qui prend du temps, mais se tient plus proche de la vérité. La vérité, quelle vérité ? Je ne sais pas pourquoi je viens d’employer ce mot, mais c’est celui-là qui m’est venu, aussi me faut-il en préciser quelque peu le sens : par vérité, je n’entends pas quelque chose de définitif, un dernier mot quelconque, mais quelque chose qui se déroule, prend du temps, change de forme, se métamorphose et dont on sent qu’il dit quelque chose d’important, qu’il tend peut-être vers ce qu’il y a de plus important dans la vie. Nous avons trop tendance à croire que la vérité doit être définitive pour qu’elle soit vraie, que si nos phrases ne le sont pas, définitives, c’est qu’elles sont fausses, mais rien n’est moins juste, à mon sens. Tout a échoué, avons-nous envie de dire (Dieu, la Raison, la Science, la Technique), mais cela a échoué parce que nous voulions que ce soient des réponses définitives à des questions que nous nous posons et auxquelles il n’y a pas de réponse définitive. Je pensais à cela, tout à l’heure, voyant cette immense affiche qui annonçait la défense de la Seine, le fleuve, lors d’un procès fictif qui devait se tenir à Paris, je ne sais quand. L’affiche ne disait pas de qui c’était le procès (qui était l’accusé, le fleuve, c’était la victime, pouvait-on supposer aisément), mais on le devinait sans trop de peine. Cette manière d’animisme, ou d’anthropomorphisation, ou peut-être, plutôt, de personnalisation, qui fait de tout des personnes jouissant des mêmes droits que les êtres humains, cette manière d’animisme à la mode est une réaction compréhensible à la mort de Dieu en Occident, au suicide de la Raison dans les camps de concentration, à l’échec de la Technique et de la Science dans la combustion du monde, mais, comme ce à quoi elle est une réaction, elle échouera, parce qu’elle cherche quelque chose de définitif à dire, quelque chose qui, une fois dite, nous permettra de nous reposer, le mal nous laissant tranquille une bonne fois pour toutes. À la découverte des camps, il eût fallu se poser sur le ton le plus grave la question du poème après Auschwitz (voir Adorno), sur le ton le plus grave, je voudrais le faire entendre au sens anglais de grave, cette question, il eût fallu se la poser de manière tombale, et se poser tombale la question de l’art, de la pensée en général, non pour cesser de penser, mais pour trouver des manières plus adéquates de penser, qui prennent le mal en compte, qui ne le cachent pas ni ne s’imaginent le terrasser, au lieu de quoi nous avons fait comme si de rien n’était (ce que Sebald dit de la mentalité allemande d’après-guerre, du non-dit qui a pesé sur l’Allemagne d’après-guerre est tout à fait éloquent en ce sens), nous avons continué de faire comme nous avions fait auparavant, jusqu’à nous apercevoir que c’était voué à l’échec, et alors nous avons essayé de faire exactement le contraire, comme si faire le contraire de ce qui a conduit à l’échec devait conduire automatiquement au succès. Il fallait prendre l’interdit prononcé par Adorno au grave et le penser à fond. D’autant que, la démocratie étant la forme de l’inachevé, de l’inachèvement, de l’inachevable en politique, de l’interminable, du procès, non au sens du jugement qui doit être rendu, mais du déroulement des choses, du processus de l’existence, la démocratie nous donnait les moyens réels de mettre en œuvre, en acte, cette pensée. Je pensai à tout cela, et je me dis : Mais l’évolution, avec ses changements continus dans le temps le plus long de l’histoire naturelle, ne nous donne-t-elle la meilleure image de l’existence (de l’existence humaine, certes, mais bien plus : de l’existence de toute vie) dont nous ayons besoin ? Non pas quelque chose qui se fige et cherche dans le supra-terrestre, le supra-individuel, le supra-politique, une manière de répondre une fois pour toutes à toutes les questions, mais quelque chose qui ne cesse de changer, dont même la mort n’est pas une fin, qui s’intègre dans le processus de la vie (la chaîne des vivants). Évolution et démocratie marchent main dans la main, le processus de transformation de la vie ne connaissant pas plus d’arrêt que la conversation. Et ce besoin de s’arrimer au définitif, à quelque terre ferme qui ne tremblera pas, comme qui, pris de vertige, s’accroche à la table pour ne pas tomber, ce besoin est certes compréhensible, mais c’est une illusion, une illusion terrible car, chaque fois que l’on y succombe, on détruit un peu plus le monde. C’est l’illusion qu’il faut détruire, et le monde dans son inachèvement qu’il faut aimer.