291124

Pendant de longues minutes, fasciné, je contemple le spectacle que m’offrent les fenêtres de l’immeuble en face du mien, de l’autre côté du boulevard. Gens qui rentrent chez eux, ou bien sortent, tirent les rideaux (est-ce pour se cacher du dehors ou se cacher le dehors ?), lumières qui s’allument, lumières qui s’éteignent, silhouettes qui passent devant la lumière orangée qui éclaire l’appartement depuis le fond, écrans qui clignotent, occupations ordinaires (étendre le linge, ranger des affaires, repasser), dégradés d’éclairage, vif, tamisé, filtré par le voile qui distancie sans séparer totalement, contrairement à celui qui occulte, cache, ou derrière lequel on se dissimule (pour faire l’amour, pour dormir, pour commettre quelque méfait ou simplement pour disparaître). Tout à l’heure, sur le boulevard, un homme manifestement sans domicile (il portait une grande couverture turquoise sur l’épaule gauche et semblait très sale) était en train de crier dans la rue. Il s’est arrêté devant la publicité pour les lunettes Moncler qui se trouve non loin de chez moi, et sur laquelle trône, insipide, un homme qui porte les vêtements et accessoires de la marque de luxe, censé donc en vanter les mérites, je suppose, par sa pose prétentieuse de nonchalance et d’assurance, comme s’il était prêt à tout pour écraser le monde, et peut-être est-ce pour cela que les gens qui achètent des vêtements et des accessoires de la marque Moncler achètent des vêtements et des accessoires de la marque Moncler, pour écraser le monde de leur supériorité fabriquée en série, et s’est adressé à lui en l’admonestant de l’index de la main droite, il avait l’air très en colère, et puis, il a poursuivi son chemin en criant : « Allez, dégagez ! » sans que je sache très bien à qui il destinait ces dernières paroles. À la terre entière, ai-je supposé (et bien que je n’aie pas de preuves de cela je pense que j’ai raison de faire une telle supposition). Les clochards, ainsi, me suis-je dit un peu plus tard (en fait, à présent que je rédige mon journal), sont les dernières prophètes universels : ils s’adressent à la terre entière. Et, pour ce faire, en effet, sans doute faut-il qu’ils ne s’adressent à personne, et ne disent rien du tout ou, du moins, rien de compréhensible. Plusieurs fois par jour (je le note à présent parce qu’il vient de passer à l’instant sous mes fenêtres), un cortège composé de motards à moto, parfois ils ont des sifflets à la bouche dans lesquels ils sifflent très fort comme si les sirènes d’urgence de leurs véhicules qu’ils faisaient par ailleurs hurler ne faisaient pas assez de bruit, d’hommes et peut-être de femmes dans des véhicules de police aux sirènes aussi hurlantes, ainsi que d’un autre véhicule de couleur sombre et aux vitres noires, passe sous mes fenêtres, transportant probablement quelque personnalité politique de premier plan qui nécessite une protection policière spéciale, et chaque fois qu’il passe, ce cortège, moi, je ne puis m’empêcher de penser : « Si tu as besoin d’une telle protection pour circuler dans la ville où tu vis, alors le problème, c’est toi ». Évidemment, je n’entends pas communiquer, ce disant, quelque contenu politique positif, digne d’un militant de je ne sais trop quel camp, mais simplement attester de ce phénomène étrange bien que manifestement banal, en ce sens au moins qu’il se produit deux fois par jour plusieurs fois par semaine, qui veut que le pouvoir doive se protéger. Mais de qui ? Et de quoi ? Si le pouvoir a besoin de protection, me dis-je, qui détient réellement le pouvoir ? À cette question, je veux toujours apporter la même réponse : personne ne devrait détenir le pouvoir, il ne devrait pas y avoir de pouvoir, il faut abolir la politique, mais je constate que mes efforts en ce sens sont en vain, alors je ne fais plus rien. Je regarde les gens passer. Étrangetés qui se trouvent en effet dans le champ de ma vision, dans le champ de mon audition, à un moment donné et à un endroit donné, et que je note à leur passage. Partout, des hommes sont assis, sur des bancs ou à même le sol, et qui fument et qui boivent, partout des gens existent sans que l’on comprenne très bien pourquoi (qui sont-ils ? et que font-ils ?). C’est déconcertant, l’humanité, ne trouves-tu pas ? Cette entité abstraite que nous formons ensemble sans le vouloir, sans lien apparent entre nous. Et pourtant, ne suffit-il pas de mettre les événements auxquels on assiste par écrit pour qu’un sens en émane évidemment ?