301124

Relu pour la mille et énième fois le texte de présentation de la Vie sociale que je publierai à l’occasion de la sortie du livre. Gommé les aspects qui me donnaient l’impression d’une sorte de règlement de comptes et qui me gênaient. Ils n’apparaîtront pas dans la version publiée, mais je les conserve dans une version privée, pour mémoire, quoi que cela veuille dire au juste. En l’état, le texte a une dimension comique qui me semble plus intéressante que la version critique (avec l’identité des personnes visées) parce que je ne cherche pas à me venger, cette attitude ne me concerne pas, je me contente — ce qui est beaucoup plus drôle, et bien plus profond, en vérité — de me moquer du monde. Le poème que j’ai écrit aujourd’hui (bleus cieux) témoigne du sentiment qu’éveille en moi la lecture des souvenirs de Lisa Fittko chez qui le lecteur sent, malgré l’expérience des camps d’internement, de la faim, de la misère, de l’égarement, de l’exil, une joie de vivre, une attention aux autres et aux paysages que rien ne semble pouvoir vaincre. Et c’est son rire et sa détermination sans faille que le lecteur retient. Et aussi, une fidélité aux principes qui inspire un grand respect : comme au camp de Gurs où elle refuse de dresser des listes de prisonnières : les antifascistes ne font pas de listes, dit-elle. Et toujours, en effet, ce sont les fascistes qui établissent des listes. J’ai essayé de dire cela en peu de mots, et malgré tout, j’éprouve le besoin de le dire différemment, plus explicitement, à présent. Je relis le poème et, pourtant, rien ne me semble lui manquer. À sa manière, il dit tout ce qu’il lui faut dire. Et je crois, en effet, que l’attention aux paysages, l’attention aux autres, la fidélité à d’élémentaires principes moraux sont une seule et même attitude, une seule et même manière de vivre. La Méditerranée, peut-être ai-je tort de le dire ainsi, le bleu de la mer Méditerranée, le bleu du ciel de la Méditerranée, mais je vais le dire ainsi : la Méditerranée est une expérience métaphysique. Des drames s’y sont toujours déroulés, mais cette expérience demeure intacte pour qui s’émerveille devant elle, les yeux grand ouverts. J’y ai pensé, ce matin, il faisait beau à Paris, le ciel était bleu, mais ce n’était pas le bleu du ciel de Paris que je voyais, c’était celui de la Méditerranée, celui qu’avait vu Lisa Fittko, en 1940, dans le train qui en parcourait le pourtour, et puis dans le montagnes des Pyrénées entre la France et l’Espagne, après avoir guidé Walter Benjamin jusqu’à la frontière. Pour moi, au fond, je le crois, il n’y a qu’un seul et unique bleu : le bleu Méditerranée.