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D’une façon qui me semble inexplicable, je retrouve ce climat dont j’ai parlé il y a deux jours à propos de souvenirs de Fittko chez Giono. Ou alors est-ce moi qui projette cela sur le texte ? Moi qui lis ce que je veux voir : le bleu Méditerranée dans le ciel et partout ailleurs ? Je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire de savoir quelle est la cause et quel est l’effet, peut-être parce qu’il n’y a ni cause ni effet, mais un climat. Un climat, oui, voilà tout ce qu’il y a. Il y a une scène qui m’a semblé très belle dans Colline : la source du hameau où se déroule l’action tarie, à la nuit tombée, les hommes décident de suivre l’idiot parce qu’ils ont remarqué qu’il est couvert de boue quand il rentre d’on ne sait où au petit matin. Là où il va, pensent-ils, il doit y avoir de l’eau. Alors, on le laisse partir, on se tient à bonne distance pour ne pas perdre sa trace sans pour autant l’alerter et, soudain, on assiste dans la nuit provençale à sa métamorphose en faune qui danse au clair de lune. C’est la même atmosphère qu’on peut respirer de la Grèce antique aux côtes de la montagne de Lure. Un même air toujours en suspens dans l’atmosphère, ce que j’appelle tout simplement, un climat. Chez Giono, la nature n’a rien d’une idylle, elle est dure, hostile, elle effraie, menace, prend, donne, détruit : les humains lui obéissent aveuglément dans la haine, l’accouplement, le travail, la mort. Et le pauvre Gagou (on l’appelle « Gagou » parce que c’est tout ce qu’il sait dire « ga, gou ») périra dans l’incendie qui descend de la colline. L’opposition entre le sec et l’humide (on croirait une romance sur un thème héraclitéen) ne se résoudra pas pour autant, elle est continuelle, elle se tend et se détend, sans cesse : la source se tarit, Gagou a toujours la lippe baveuse, l’incendie le tue, la source coule de nouveau. J’ai mentionné entre parenthèses l’origine du nom du personnage, et il y aurait beaucoup à dire sur cette genèse des noms : comme si toute parole était un appel, comme si toute parole s’adressait à l’univers tout entier. On entend un son, on en fait un nom, c’est ainsi que l’on parle, qu’on invente la place dans l’univers que l’on croit pouvoir occuper, dans le bien comme dans le mal. Chez Giono, le mal est toujours là : il n’a pas de cause transcendante et on ne le vainc ni ne lui apporte une quelconque solution. À un moment, c’est fini. L’homme qui lutte contre le feu se convainc que c’est lui qui a sauvé les maisons, les vies, mais est-ce bien vrai ? Et le vieil homme, d’ailleurs, meurt sans qu’on ait besoin d’agir. C’est l’univers qui se régule lui-même et les êtres qui vont et qui viennent à la surface de la terre (humains et bêtes) ne sont pas hors de lui, ils obéissent aux mêmes lois, aux seules lois auxquelles tout obéit. La mort du vieil homme ne signifie-t-elle pas : la volonté n’existe pas ? S’il y a des lois, il n’y a pas de décrets ; — les choses sont, les êtres vont, tout passe, c’est ainsi.