J’ai perdu beaucoup de temps, tout à l’heure, à chercher quelque chose que je pensais avoir fait, mais que je n’ai manifestement pas fait, ou alors je l’ai fait et je l’ai supprimé ensuite, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, mais a la même conséquence : j’ai cherché quelque chose que je ne pouvais pas trouver. Ensuite, j’ai essayé de refaire ce que je pensais avoir fait et que j’avais cherché sans le trouver, mais j’ai trouvé que c’était mauvais. Cependant, je ne l’ai pas effacé. Je me suis dit : Peut-être que ce n’est pas mauvais, peut-être que c’est simplement ton humeur, après avoir passé tout ce temps à chercher quelque chose que tu n’as pas trouvé, ton humeur qui te dispose à trouver mauvais ce que tu viens de faire, et qui ne l’est peut-être pas, mais comment savoir ? Si demain, par exemple, je trouve que c’est bon, est-ce que ce sera mieux qu’aujourd’hui ou est-ce que ce sera simplement l’effet de mon humeur d’alors, comme c’est l’effet de mon humeur d’aujourd’hui de trouver que c’est mauvais. Je pourrais demander à une tierce personne, mais qu’est-ce que cela changera ? Ce sera l’effet de son humeur à elle, de trouver que c’est bon ou que c’est mauvais, on n’en sort pas. Alors. Alors quoi ? Je ne sais pas. Alors rien. Je ne pourrai jamais savoir. Et pas parce que je suis sceptique, ou je ne sais pas, mais parce que c’est impossible de savoir. Tout est tellement contingent. Et, je crois que je l’ai dit un certain nombre de fois, mais les gens ne semblent pas le comprendre parce qu’ils comportent exactement comme si je ne l’avais pas dit, je vais donc le répéter, ce qui ne changera probablement rien, mais on ne pourra pas me reprocher de ne pas avoir essayé, il faut aimer la contingence. Il faut aimer ce qui échappe à l’absolu, à la nécessité, parce que cela ne souffre d’aucun défaut, c’est exactement comme ce doit être. Je pourrais ne pas exister, nous pourrions ne pas exister, tout ce dont nous connaissons l’existence pourrait ne pas exister, et au lieu de déplorer le manque de nécessité dont souffre l’existence, il faut célébrer la contingence, il faut s’émerveiller devant les choses, parce qu’elles sont comme elles sont, non parce qu’elles devaient être ainsi, mais parce qu’elles auraient très bien pu ne pas être. Si le terme n’était pas aussi chargé de sens, il faudrait parler de miracle, un miracle sans volonté, un miracle qui tient à l’improbabilité de la chose — mon existence est statistiquement improbable et pourtant me voici —, à son exceptionnalité, mais c’est trop chargé, alors on ne le dira pas ainsi, on dira simplement que le fait que les choses soient comme elles sont, c’est merveilleux, c’est digne de θαυμάζειν, comme je l’ai déjà écrit, je me répète mais tant pis. Le fait est, je viens de le dire, que l’immense majorité de la population se comporte exactement comme si ce n’était pas le cas. Et c’est exactement ce qu’il se passe dans le roman de Giono que j’ai fini hier, Un de Baumugnes, où personne ne s’émerveille devant la vie, personne sauf le vieil Amédée, l’ouvrier agricole qui loue tout ce qu’il a, sa force de travail, et c’est tout, pour survivre, mais qui voit clair, aussi bien dans le paysage que dans les cœur des mortels. Il y a quelque chose de sublime — j’entends : Amédée sublime l’existence par le simple regard qu’il porte sur elle — chez Amédée, son attitude face à la vie, attitude qui n’est pas simple, tant s’en faut, mais que seul peut adopter qui a compris la vie, qui a compris le cycle immémorial de la vie, de la venue à l’existence des êtres mortels que nous sommes. Car, c’est tout à fait saisissant, il n’est jamais question de morale dans sa bouche, mais toujours bien d’une inscription dans la vie, oui. La fille déshonorée, jamais il ne la voit comme telle, il voit la vie qu’elle a donnée, et ne voit pas ainsi le seul passé, mais tout le cycle du temps, toute la dynamique du temps, la traversée du temps qui est l’œuvre de mortels. N’est-elle pas sublime, en effet, cette naturalisation des notions morales, qui dépasse le jugement, dépasse le châtiment, dépasse la vie sociale, voit les choses comme elles sont, s’émerveille devant le fait qu’elles soient, et dispense l’amour ? Je le sens quand je tape sur les touches de mon clavier, c’est sans doute parce que j’ai perdu trop de temps à chercher quelque chose que je ne pouvais pas trouver, que quelque chose me rend insatisfait, et je viens de pousser un cri en entendant une fois de plus un moteur faire un bruit insignifiant et affreusement pénible qui semble être la seule manière d’être à la vie des humains. Tant pis, je continue de taper sur les touches de mon clavier, quand même ce serait en l’air, quand même ce serait dans le vide, quand même ce serait peine perdue. Au moins, moi, je ne cesse de m’émerveiller.