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Pourquoi se sentir solidaire d’un x simplement parce que c’est un x et qu’on est soi-même un x ? Cela, je ne le comprends pas. La raison de cette incompréhension est sans doute que si je suis bel et bien, bel surtout, un certain nombre de x — si je possède un certain nombre de propriétés “objectives”, je n’aime pas ce mot, ou “objectivables”, je ne l’aime pas plus, celui-là, d’où les petits guillemets dont je les encadre —, je ne me sens pas un x quel qu’il soit parmi ces x-là. Même me dire “écrivain”, j’ai fini par me résoudre à le faire parce que tout le monde le disait — y compris des gens qui ne l’étaient pas ou de très mauvais — et que moi je ne voulais pas laisser les autres occuper une place que je pourrais occuper moi aussi, mais ce mot ne me plaît pas non plus, je me sens pas “écrivain” au sens d’une corporation ou de je ne sais quoi du genre, je suis “écrivain” parce que j’écris, parce qu’écrire donne ou plutôt me permet de trouver des sens à ma vie, mais je ne me sens pas solidaire d’un x parce que cet x est écrivain et que moi je le serais aussi, cela me semble incompréhensible. Or, je le vois bien, c’est ainsi que la vie sociale fonctionne — simplement parce que c’est ainsi que les gens s’associent entre eux, les peuples deviennent des peuples parce que des gens qui se trouvent au même endroit au même moment se disent : « Tiens, est-ce que ça ne ferait pas de nous des x ? Et est-ce que nous, en tant que x, nous ne serions pas radicalement différents des y, ces saloperies de sous-hommes qui vivent à un quart d’heure à pied de chez nous ? » —, et cela, je ne le comprends pas. C’est-à-dire : oui, je le comprends, je comprends que les gens font ce qu’ils font, mais je ne comprends pas pourquoi ils font ce qu’ils font, je n’y vois aucun sens ou alors un sens absurde. Récemment, il a été question d’un écrivain qui venait d’être emprisonné dans un pays dont il est ressortissant notamment parce que, disait-on,  ses propos avaient porté atteinte à la sûreté de l’État dont il est ressortissant (un État qu’heurtent de simples phrases prononcées par un homme âgé de 75 ans n’est pas un État très sûr de lui-même, cela, au moins, je crois qu’on peut le dire sans trop risquer de se tromper) et heurté le sentiment national du pays dont il est ressortissant et qui l’a emprisonné par conséquent pour le punir. Beaucoup de choses ont été dites à ce sujet par des gens qui semblaient plus ou moins bien le connaître, la plupart employant les mots que tout le monde emploie en général dans le débat public, des mots qui n’ont pas grand sens mais qui font sérieux, des mots qui font peur, des mots comme « extrême-droite » ou « islamiste », et j’en ai entendu certaines qui m’ont semblé effarantes, comme celles qui tendaient à justifier ou à rendre compréhensible, ce qui je crois est pire encore, le fait d’enfermer quelqu’un dans une prison simplement parce que cette personne a prononcé des phrases, mais à aucun moment je ne me suis senti solidaire de cet écrivain parce qu’il était écrivain. Il m’a semblé terrifiant qu’on puisse jeter des gens en prison simplement en raison de leurs opinions, mais si cette personne avait été boucher ou chauffeur de taxi, je n’aurais pas perçu les choses différemment. Mais les gens, si. D’ailleurs, si l’on parlait de cette personne-là, et pas de tous les bouchers et chauffeurs de taxis qui, dans le monde, se retrouvent en prison simplement parce qu’ils ne pensent pas comme l’État veut qu’ils pensent, c’est parce qu’il est un auteur de livres à gros tirage qu’on invite sur les plateaux de télévision pour raconter ce qu’il a à raconter, et rien que cela était choquant : qu’on parle de quelqu’un parce qu’il est connu et non parce qu’il existe, parce qu’il est en vie, parce qu’il pense, parce que c’est une personne, un être humain. Mais c’est la vie sociale, c’est comme ça. J’ai beau écrire que c’est stupide, c’est ainsi que les gens vivent, continuent de vivre, s’entêtent à vivre. Des prix Nobel de littérature se mobilisent, des comités de soutien se créent, non parce que cette personne est en vie, mais parce qu’elle est connue : les inconnus, dont pourtant les prisons sont pleines, tout le monde s’en fout. Des x défendent des x non parce que ces x sont, mais parce que ce sont des x. Il suffirait d’un peu d’amour, pourtant, d’un peu d’amour — et j’emploie ce mot sans ricaner, sans même rougir de honte, au sens propre du terme que tout le monde comprend spontanément —, d’un peu d’amour comme raison d’agir pour que la physionomie générale de la vie sociale soit métamorphosée, mais ce n’est pas pour cela que les gens agissent, non, jamais. C’est lamentable, n’est-ce pas ? Oui, et d’autant plus lamentable que je n’y puis rien, absolument rien, je suis impuissant, et tout ce que je puis faire, c’est continuer de penser, et continuer d’écrire. Mais j’ai déjà écrit bien plus que je ne le voulais. Je voulais écrire un aphorisme, tout au plus. Il est temps de me taire. Et de conclure pour aujourd’hui. Suite logique, après Daphné, c’est moi qui suis en train de tomber malade, et qui passerai donc les jours qui viennent à dormir. Sans doute ce qu’il y a de mieux à faire.