Je ferme les yeux. Je prends mon souffle. Tout va bien. Ce n’est pas grave. Il y a tant de choses que je pourrais haïr — que je suis sur le point de haïr — et tant de raisons de haïr ces choses — bonnes ou mauvaises ces choses et ces raisons — que je préfère m’abstenir. C’est pourquoi je ferme les yeux, pourquoi je prends mon souffle : tout ne va peut-être pas bien, non, et quelque chose est grave, peut-être, oui, mais qu’y puis-je ? J’écoute. Et j’entends : est-ce en haïssant cette chose que, la supposant mauvaise, je la rendrais meilleure ? Mauvaise pour qui ? Mauvaise pour moi. Ce matin, cependant que je préparais le deuxième café de la matinée dans la cuisine, et que je me parlais à voix haute, le même phénomène que l’autre jour s’est produit : je me suis interrompu, j’ai quitté la pièce pour me rendre dans la chambre où j’ai pris ce carnet noir pas bon marché mais grand public et ce stylo noir bon marché et grand public, et j’ai écrit la phrase que je venais de penser et sur laquelle je m’étais interrompu pour aller l’écrire. Souvent, les instruments d’écriture (carnet, stylo) grand public (fabrication et distribution industrielle “en masse”, pour dire les choses simplement) me font du bien, c’est-à-dire : j’écris plus librement avec et dedans, comme si je n’avais pas à respecter l’instrument en question, comme si, dans cette absence de respect pour l’instrument, ce dernier ne se tenait pas entre l’écriture et moi, mais s’effaçait, ne se mettait en travers du chemin qui me conduit à l’écrire, tandis que les instruments plus élégants (stylo plume, crayon, carnet, etc.), j’ai tendance à penser à eux, ils existent, possèdent une épaisseur ontologique, l’épaisseur ontologique de leur beauté, ils ont une signification, je sais qui me les a offerts (Nelly), pour quelle occasion, etc., et c’est à eux que je pense, eux que je considère, quand ce n’est pas à eux que je dois penser, eux que je dois considérer, mais l’écriture. Les instruments “de masse” ne jouissant d’aucune épaisseur ontologique (le stylo à bille avec lequel j’écris en ce moment est un stylo jetable et le carnet dans lequel j’écris, encore qu’il ne soit pas “pas cher”, est une marque “de masse”, laquelle profite de l’histoire glorieuse qu’elle usurpe et parodie pour se vendre à des prix excessifs, mais l’imbécile, ce n’est pas qui a eu l’idée de relancer cette marque, mais qui achète les produits de cette marque), je ne pense pas à eux en tant que tels quand je m’en munis pour écrire, paradoxalement, ils deviennent transparents, ainsi, comme s’ils n’étaient pas des choses, comme si leur production en série et en masse, leur ôtant toute “aura”, pour parodier Benjamin, les rendait facilement utilisable : ces objets n’ont pas de personnalité, ce ne sont que des outils dont on peut disposer avant de les jeter, sans remords ni considération. C’est dommage, pensé-je à présent, que je ne me sente pas aussi libre avec des objets dotés d’une personnalité, ce serait plus beau, mais peut-être est-ce l’époque qui parle en moi, ce faisant, ou mes origines sociales, ou peut-être ai-je besoin, aussi, de ne pas avoir de considération pour les objets qui, si on leur accorde trop d’importance, nous empêchent de penser parce que nous ne pensons plus qu’à eux, et non à nos pensées. La phrase que j’ai écrite après m’être interrompu portait sur Proust qui, étonnamment, venait de resurgir de nulle part. Et, l’après-midi, après être allé marcher le matin dans le vent le long de la Seine et puis à travers les deux jardins, j’ai lu à haute voix des pages du début d’Albertine disparue. Dans une phrase qui semble assez banale surgit tout à coup une expression incroyable, que je souligne dans la citation que je donne ci-après : « De sorte que cette richesse nouvelle de la vie de la femme en allée rétroagit sur la femme qui était auprès de nous et peut-être préméditait son départ » (RTP, IV, 9). « La femme en allée », l’expression est incroyable, en effet, de simplicité, d’ordinaire, de familier (c’est la familiarité qui naît de la vie commune avec la femme aimée), presque, au lieu de la femme qu’on s’attendrait à trouver ici : la femme partie. Qu’est-ce qui distingue la femme en allée de la femme partie ? Eh bien, peut-être, la femme en allée est-elle encore là tandis que la femme partie ne le sera déjà plus, peut-être que reste encore son parfum qui flotte dans l’air, peut-être l’amoureux abandonné sent-il encore sa présence, peut-être a-t-il l’impression qu’elle va passer la porte pour venir l’embrasser, comme avant, comme toujours, tandis que la femme partie n’est plus là, et elle ne reviendra pas. C’est cette femme-là que Françoise annonce au début, à la toute première phrase du roman : « Mademoiselle Albertine est partie. » Et Marcel, en réponse à ce départ (il faudrait dire ce part, ce parti), en l’appelant la femme en allée, espère la faire revenir, se persuade que, si elle s’en est allée, c’est pour mieux revenir, en l’appelant la femme en allée, il la garde près de lui, là, déjà prête à réapparaître, soudain, comme si elle n’était jamais partie, jamais partie que pour mieux revenir. Fantasmes de l’amour malheureux, quand on les lit dans la Recherche, on voit que c’est dans le détail, plus que dans la construction (laquelle, au fond, n’est que le développement d’un souvenir qui revient sans cesse), que se trouve le génie de Proust, dans le microcosme, les parfums qui flottent dans l’air, les fantômes qui errent, l’épaisseur ontologique de la réalité.