18.12.24

Je me retrouve toujours un peu dans la même position : je trouve le monde analogique plus beau que le monde numérique, mais les derniers espaces de liberté qu’il nous reste sont numériques. Si je voulais exprimer le dix-millième de ce que j’exprime ici, dans les pages de ce journal que je publie en ligne après les avoir écrites, en passant par un éditeur classique, conventionnel, allais-je dire, je n’y parviendrais tout simplement pas, et pourtant, je ressens toujours une certaine frustration, parce que je trouve qu’il manque quelque chose au numérique, une dimension esthétique, laquelle me semble importante. Mais qu’est-ce qui compte le plus ? Eh bien, justement : tout. L’on se trouve constamment à devoir faire des choix là où il n’y a pas de choix à faire, et toute la métaphysique occidentale, depuis les συστοιχίαι, les colonnes de contraires pythagoriciennes, est fondée sur ce système d’oppositions binaires entre lesquelles il faut choisir, la pensée platonicienne, en vérité, n’étant que cela : suite de dichotomies organisée en arbre au terme de laquelle on est censé atteindre à l’être de la chose, à l’être de toute chose, même si l’on ne sait pas très bien ce qui distingue un poulet d’un être humain. Et peut-être n’y a-t-il pas de différence fondamentale entre un poulet et un être humain, ou bien le problème est-il que nous ne vivons plus à côté des poulets, nous nous contentons de les manger emballés dans des barquettes plastifiées. Or, les barquettes plastifiées, ne font-elles pas partie du monde analogique que j’aime tant ? Vraiment, c’est à n’y rien comprendre. Est-ce que je pense toujours et exclusivement de la sorte : par destructions successives ? Abattre les colonnes de contraires. Abattues, les colonnes de contraires, que nous reste-t-il comme fondement ? De l’air pollué. N’importe quoi. Quand j’ai commencé à écrire aujourd’hui, il m’a semblé que j’avais quelque chose à dire et puis, à présent, plus rien du tout. N’est-ce pas le risque qu’on court quand on écrit tous les jours ? Mais qu’est-ce que je pourrais faire d’autre, — qu’écrire tous les jours ? Qu’est-ce qui peut bien avoir suffisamment d’intérêt qu’on s’y consacre tous les jours ? Tout à l’heure, à la répétition publique du cours de théâtre de Daphné, la mère d’un élève (d’après ce que j’ai compris, elle travaille dans « l’aide aux réfugiés ») s’est installée au premier rang, juste devant la scène, a ouvert son ordinateur et a commencé à travailler. Elle s’est un peu arrêtée quand son fils a lu son poème sur scène, c’était son mari qui filmait, et puis, elle a recommencé, sortant même avec son ordinateur avant la fin de la répétition pour continuer ses activités. Et je ne doute pas que l’accueil des réfugiés soit une activité des plus importantes, si importante qu’elle interdise de se déconnecter plus de trente minutes de suite, mais j’ai trouvé cela profondément désespérant, terriblement triste. Pas pour cette famille, dont je me moque éperdument, non, mais pour le genre humain. Parce que c’était une bonne image du genre humain que cette femme puissante donnait, pleine de bons sentiments, les réfugiés étant les martyrs de notre temps, les victimes absolues du colonialisme, du capitalisme et de deux ou trois autres -ismes qui m’échappent cependant que j’écris. Un peu plus tard dans la journée, j’ai réfléchi à ce mot de « réfugié », et j’ai repensé à ces affiches que j’avais vues en allant à la Schola, ces affiches qui font la promotion d’une exposition au Musée de l’Homme, Migrations, une odyssée humaine, c’est ainsi qu’elle s’appelle, l’exposition, et tous ces mots que l’on brasse — des mots comme « réfugiés », « migrants », « migrations », « odyssée » —, je ne sais pas très bien si les confusions auxquelles ce brassage donne lieu sont volontaires ou non, comme quand on dit, je cite, « les migrations ont toujours existé », c’est important, parce que l’on dit que les êtres humains sont une espèce migratrice, un peu comme les oiseaux migrateurs, alors que l’humanité — pour le meilleur ou pour le pire, ce n’est pas une leçon de morale que je fais ici — s’est développée en tant que sédentaire lors du précédent réchauffement climatique et que cette question de la migration, des animaux migrateurs, ne se pose précisément que dans le cadre général de la sédentarité, dans le cadre général du nomadisme, la question ne se poserait même pas, c’est notre histoire naturelle de sédentaires qui fait que, après avoir vécu pendant des millénaires avec des poulets, nous ne vivons plus avec ces poulets, nous les fabriquons désormais dans des usines, et nous les mangeons ensuite en barquettes plastifiées ou en parallélépipèdes panés, nos semblables, nos prochains, ô mes frères ! bipèdes sans plume, je vous aime. Tous ces mots que l’on brasse, je ne sais pas si les confusions auxquelles ce brassage donne lieu sont volontaires ou pas, mais le résultat est le même : on n’y comprend plus grand-chose parce que la parole est confisquée dès lors qu’on la tient enfermée dans des colonnes de contraires, à droite les garçons, à gauche les filles, à droite les nazis, à gauche les migrants, si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous, alors marche au pas ou tais-toi. Quelle horreur, que penser. Mais comment en suis-je arrivé là ? Je l’ignore. Ne devrais-pas avoir honte d’écrire ainsi, tout haut, comme si je parlais tout seul ? Et pourquoi ? Pourquoi m’empêcherait-on de penser, et d’écrire ce que je pense ? N’est-ce pas cela — écrire et penser — qui fait la dignité de l’humanité ? J’écris contre le vacarme, et c’est peut-être pour cette raison que personne ne m’entend. Hé ho ! Il y a quelqu’un ? Arrête de faire l’idiot. Mais que faire d’autre, pourtant, que l’idiot ?