Autant le vacarme que l’idée du vacarme. — Ce qui me pose problème dans le vacarme, c’est presque plus l’idée du vacarme que le vacarme proprement dit, l’idée que la civilisation à laquelle j’appartiens produise cet assourdissant déluge sonore et que rien ne semble fait ni ne semble possible contre ce vacarme, pour regagner un peu de ce territoire conquis qu’on appelle quelquefois « le silence ». Et vacarme, je l’entends tout autant au sens littéral — qui blesse l’ouïe, fait grimacer, déconcentre tant qu’on en perd fil de ses idées, lesquelles sont pour toujours interrompues — qu’au sens métaphorique — le bruit que fait l’économie de notre civilisation pour maintenir intacte l’illusion de sa prospérité, de sa croissance, de son progrès, d’où tous ces gens (en nombre infini, semblent-ils) qu’on invite à parler de ce qu’ils ont à vendre pour le vendre. Que tout le monde non seulement paraisse s’accommoder de ce vacarme, mais qu’encore on l’appelle de ses vœux, qu’il soit désiré, désirable, voire la forme du désir, l’essence même du désir, cela doit se résumer ainsi : exister, c’est vacarmer. Dans le dictionnaire, je consulte l’étymologie du mot et découvre — comme si rien n’était dû au hasard ou, plutôt, comme si tout ce qui est dû au hasard était parfait — que le mot de vacarme vient du flamand moyenâgeux wascarme ! qui est un cri, un appel à l’aide : au secours ! Ensuite, vers la fin du XIVe siècle, il en est venu à désigner un grand bruit. Et, au début du XVIIe siècle, il a pris le sens de l’action de se quereller, de récriminations. Enfin, qu’il est emprunté à l’interjection flamande wacharme ! qui signifie hélas ! pauvre de moi ! Et, en effet, c’est de cela qu’il s’agit dans le vacarme, de l’immense solitude morale que cause chez qui y vit l’environnement urbain de qui y vit. Solitude morale, oui, car c’est bien cette question que se pose toujours le vacarmé : Mais suis-je donc le seul à souffrir de ces bruyantes immondices ? Et, s’il fallait trouver quelque utilité au vacarme, ce serait bien celle-ci : découvrir que je suis seul, absolument seul au monde, et que rien ne pourra jamais remédier à cette réalité. Toutes nos institutions, nos constructions collectives, ne sont rien que les illusions derrière lesquelles nous essayons désespérément de dissimuler cette réalité. Dans cette ville du Second Empire, ai-je pensé ce matin en franchissant la Seine, tout porte la marque de l’inégalité du régime qui l’a façonnée. Pour remédier à cela, il faudrait littéralement tout raser, mais c’est impossible. Comme l’expliquait récemment un économiste de gauche qui fait des BD (c’est probablement tout ce que les économistes français sont capables de faire, des BD), en France, c’est le patrimoine qui couvre la dette. Et donc — c’est la logique même —, les inégalités — la structure inégalitaire de la société — est ce qui maintient la société en vie. Sans ces inégalités fondamentales, la société s’effondrerait purement et simplement. Dans les pages de ses cahiers de 1881, où il est question notamment de l’éternel retour, Nietzsche justifie l’esclavage par sa nécessité même. Et, à vrai dire, si l’on aborde la question sans la moindre considération morale, il est difficile de douter de la rigueur d’une telle affirmation (que notre économiste de gauche, moins lucide, répète à sa manière grossière). Mais je préfère d’autres considérations, comme celle-ci : « Es ist Alles wiedergekommen: der Sirius und die Spinne und deine Gedanken in dieser Stunde und dieser dein Gedanke, daß Alles wiederkommt. » « Tout est revenu : Sirius et l’araignée et tes pensées en cette heure et cette tienne pensée, que tout revient. »