20.12.24

La catastrophe naturelle révèle aux sociétés humaines la fragilité radicale qui est la leur. Soudain confrontées à la limite de leur credo (« Tout est social »), qu’aucune scolie ne permet de surmonter (« Nous sommes entrés dans l’anthropocène, le changement climatique est la conséquence de l’activité humaine qu’il faut changer pour retrouver le climat d’avant » — mais lequel de « climat d’avant », celui d’avant la dernière période glaciaire ou un autre ? cela, malheureusement, le récit ne le dit pas), les sociétés humaines en font l’expérience comme si l’histoire n’avait jamais existé, comme si elles se voyaient reconduites au premier instant, par la catastrophe naturelle, au premier événement, par la nature de la catastrophe, au premier drame. Et, en Catalogne comme à Mayotte, l’image de ces chefs en bras de chemise qui essuient la colère des populations locales — qui leur sont pourtant en tout étrangères — attestent bien de la réalité, de la profondeur, de la gravité de l’incompréhension que la catastrophe provoque. Nos organes ont été façonnés par la peur de la destruction dont la société devait nous protéger. Quand, à la faveur d’une sorte de revanche de la nature, confrontées à la destruction (pas celle qu’on trouve dans les romans de genre, non, la vraie, celle qui tue), les populations font le constat de la faiblesse de la société, les organes redécouvrent leur fonction première qui est de signifier cette peur. La société a échoué : nous sommes nus comme au premier jour. Qui rendra raison d’un tel échec ? Qui, d’un tel effondrement ? Face à la réalité des frontières du cosmos (le monde comme totalité ordonnée pour que l’être humain l’habite), les populations demandent au chef (sommet de la pyramide sociale et cosmologue en titre, quel que soit le nom qu’on lui donne, « président » ou bien « roi », cela revient au même) de remettre le monde en ordre, de rétablir l’orthocosmie du cosmos, laquelle tient, ramenée à sa plus fondamentale expression, en la phrase simple que voici : « Le monde est un endroit que l’être humain habite ». Si développées qu’elles s’imaginent être, c’est à ces relations archaïques (au dehors — le monde — et au dedans — le chef) que les sociétés humaines se voient toujours renvoyées. Le surdéveloppement des sociétés (qui s’exprime donc dans la croyance selon laquelle tout est social) ne fait que retarder au dernier délai le moment où cette question va se poser, où l’archaïsme semblera le plus contemporain, mais elle ne la dissout pas plus qu’elle n’y apporte de réponse. Dans « Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne », le deuxième chapitre de la Société contre l’État, citant Robert Lowie, Pierre Clastres évoque trois critères de la chefferie : le chef est premièrement faiseur de paix, deuxièmement généreux et troisièmement bon orateur. Or, comment ne pas être frappé par la ressemblance entre ces trois conditions du pouvoir archaïque et ce à quoi le chef dans nos sociétés surdéveloppées se voit renvoyé lorsque, la catastrophe ayant eu lieu, le monde est hors de son ordre ? Le chef n’est plus dès lors celui qui exerce une autorité verticale depuis le sommet de la pyramide sociale (la désormais hilarante posture « jupitérienne »), il est celui qui doit rétablir, donner et rassurer. Son rôle n’est pas de commander, mais de calmer le monde, d’apaiser les populations : il doit ramener la paix (retour de l’ordre des choses), donner (réparer les dégâts causées par la catastrophe et, en attendant la réparation, prendre en charge les besoins primaires de populations), parler aux populations (rassurer, apaiser la colère, évoquer les jours meilleurs à venir). Ainsi, en réalité, est-il clair que le chef ne commande pas ; il est commandé par l’ordre des choses. La catastrophe déchire le voile de l’illusion sociale : le chef n’a de pouvoir que pour autant que l’orthocosmie est maintenue mais, dès que l’illusion sociale est rompue par la nature (c’est-a-dire : dès que s’effondre la croyance selon laquelle tout est social), le chef se voit dépossédé de son pouvoir, confronté à l’impuissance de la société, aux frontières du cosmos, il retrouve ses fonctions archaïques — d’avant l’État — auxquelles, malgré l’illusion du contraire qu’est la société surdéveloppée, il n’aura jamais cessé d’être soumis. Le chef n’a pas de pouvoir, il ne le possède pas, ce dernier lui est prêté et peut lui être retiré, lui être repris à tout moment. La raison dernière en est sans doute qu’il n’y a pas de solution de continuité entre nature et société. L’illusion qui pousse à croire tout est social cherche à se débarrasser de la peur, à la refouler hors de la sphère des affaires humaines comme si cette dernière sphère était close sur elle-même, comme si elle était imperméable à son dehors, à ce qui lui est étranger. Les intempéries ne font que révéler la perméabilité de la société, sa fragilité, elles ne la causent pas. L’immense solipsisme collectif dans lequel nous nous sommes enfermés, en réalité, est ouvert aux quatre vents. Il ne tient debout que par la force d’une illusion créée pour ne plus trembler de faiblesse, mais en vain.