29.12.24

Un monde structuré par la haine (ethnique, religieuse, politique) et l’intelligence artificielle, je ne suis pas certain qu’il soit le plus désirable mais, dans la mesure où c’est la forme que prend le nôtre, il faudra bien faire avec. Chaque fois que quelqu’un s’extasie devant la puissance de l’intelligence artificielle — « Je ne sais pas très bien si vous vous rendez compte, mais je n’ai plus besoin de lire, l’IA le fait à ma place ! » —, les mécanismes qui conduisent les humanités successives au désastre apparaissent un peu plus clairement. Le plus étonnant, n’est-ce pas que nous existions encore ? Chaque fois que quelqu’un s’extasie devant la puissance de l’intelligence artificielle — « Je ne sais pas très bien si vous vous rendez compte, mais je n’ai plus besoin de penser, l’IA le fait à ma place ! » —, je me demande si cette personne est payée pour ce faire ou si elle est complètement demeurée (l’un et l’autre, bien sûr, n’étant pas forcément mutuellement exclusifs). Des millénaires de civilisations pour parvenir à une énième forme de servitude volontaire : on voudrait s’enfuir, mais la vérité, c’est qu’il n’y a nulle part où aller, le réseau mobile couvre la quasi totalité du territoire et, dans les zones où cela n’est pas assez rentable parce que le progrès n’y détruirait rien, il y a des êtres humains asservis par ailleurs. Ainsi, au sommet de la colline de Séguret, là où la vue sur la vallée du Rhône semble s’étendre à l’infini, ou, en tout cas, tout au fond du regard, là où il se perd dans la confusion de l’horizon, rien ne distinguant plus le ciel de la terre, il se trouve encore quelqu’un pour se plaindre devant les ruines du château : « Eh bah, tout ça pour ça… ». Gavée comme elle est à la satisfaction immédiate, à l’exaucement du désir, et partant à la pauvreté du désir — le beau, le bon, le vrai, c’est ce qui apparaît à l’écran —, pour notre riche humanité, quel jeu pourrait-il bien en valoir la chandelle ? À l’avenir, la durée se réduisant sans cesse, plus rien ne prenant du temps, le temps qu’il faut pour faire les choses par soi-même, quelqu’un ou quelque chose les faisant à notre place, un migrant sous-payé ou une intelligence artificielle, au fond, c’est la même réalité, il y aura toujours des expériences, mais leur qualité sera de plus en plus médiocre et, à la fin, les machines produisant des simulations tout aussi excitantes (des condensés d’œuvres à perte de sens) que notre réalité par elles appauvrie, de telles expériences jetables, ne vaudra-t-il pas mieux, en effet, que ce soit un autre qui les fasse à ma place ? Il est fascinant de se dire que ce moment de l’histoire auquel nous nous trouvons s’est enclenché il y a un peu plus de deux siècles et demi en Angleterre et que cet élément du mécanisme qu’on a appelé « la révolution industrielle » trouve à son tour son origine un siècle plus tôt, environ, dans ce mouvement qu’on a appelé « les Lumières » et qu’ainsi, ce formidable élan émancipateur qui devait libérer les peuples du joug de la tyrannie, leur rendre le pouvoir, les réduit in fine à n’être que de grotesques consommateurs, des crétins s’amusant avec des jouets qui consomment des quantités toujours plus colossales de ressources, dont beaucoup trop d’eau. Enfin, « in fine », à vrai dire, ce n’est sans doute que le début d’un processus dont on est incapable de prévoir les suites. À cette nuance près que les réalités ne sont jamais éthérées : elles sont terre à terre. Et peut-être ne suis-je qu’un doux romantique qui chante son opposition à la technique. Et pourquoi pas ? Sommes-nous contraints comme on nous y somme d’acquiescer à la marche forcée de l’histoire ? La pensée rechigne — elle est lente, elle se perd dans des méandres de perplexité — là où la servitude est enthousiaste. J’aime les ruines : elles nous racontent la fin de l’histoire. D’ici, on le voit bien.