3.1.25

L’universalisme n’est pas intéressant. Et aujourd’hui que, confronté à ses multiples négations, il doit les accepter sous peine de perdre sa propre universalité, il se révèle n’avoir jamais été qu’un ethnocentrisme exacerbé, un peu plus prétentieux que les autres, peut-être, mais qu’importe ? Pour nous qui avons été élevés dans la croyance que l’universalisme était le seul horizon humain moralement acceptable, la révélation de son caractère ethnocentrique pourrait sembler insupportable. La vérité est qu’il n’en est rien ; au contraire, même, c’est plutôt un soulagement. Car, quel esthète pourrait bien préférer ce qui vaut pour tout le monde — c’est-à-dire, en somme, le plus petit dénominateur commun — aux multitudes de singularités, de particularités ? Pour nous, esthètes, la négation de l’universalisme n’est ni le relativisme ni l’ethnocentrisme : qu’il y ait plusieurs cultures, cela ne signifie en rien que toutes se valent et nous n’avons que faire des hiérarchies qu’on croit pouvoir établir pour montrer la supériorité de tel ou tel fantasme sur telle ou telle obsession (n’est-ce pas cela, en réalité, l’ethnocentrisme ?). Non, cette négation est simplement le rappel qu’il n’y a de génie que dans un lieu et que la surface de la terre, loin d’être d’être une sorte de planisphère lisse et ennuyeuse à mourir, est couverte de reliefs, qu’elle chatoie de mille et une couleurs, exhale d’innombrables parfums, offre des myriades de goûts. Pour se sauver de son ethnocentrisme, à la faveur d’un tour de passe-passe aux ficelles grossières, l’universalisme s’est mué en multiculturalisme, lequel fabule la coexistence in situ de toutes les formes de vie. On ne sait si c’est là le songe baroque d’une idéologue en mal d’exotisme ou de quelque touriste qui, las de faire ses valises, s’imagine que les voyages viendront à lui, comme s’il n’y avait qu’un climat sur terre ; — déplorable géographie. La vérité (bis repetita), c’est que les esthètes que nous sommes n’aimons rien tant que les choses spéciales, que les sensations uniques et les sentiments exclusifs. Tout le reste sent l’industrie, la cuisine aux micro-ondes et le pidgin approximatif. Rien ne peut s’y exprimer avec exactitude, rien ne peut s’y sentir avec délectation, rien ne peut s’y connaître avec précision, rien ne peut s’y aimer avec justesse : tout sonne faux, tout est aveuglé de reflets kitsch, tout est en toc, tout est de la camelote. Qu’on puisse désirer vivre dans un tel monde n’est pas un signe d’ouverture d’esprit, tant s’en faut, mais au contraire de la médiocrité de ce dernier, esprit fatigué qui s’avère incapable de percevoir les différences, les nuances, les variations infimes, les effluves originaux, et réduit tout cela à une même pâtée facile à avaler et si indigeste, pourtant. On ne digère que ce que l’on a pris le temps d’assimiler. Il est vrai que cela s’oppose au culte de la rentabilité immédiate qu’a inspiré l’universalisme. N’est-ce pas une raison de plus de s’en défaire une bonne fois pour toutes ? À place de quoi, nous autres esthètes mettrons nos désirs lunaires, nos courants d’air et nos courants de mer, raconterons nos mythes comme autant d’histoires édifiantes auxquelles revenir toujours, parcourrons les méandres des étymologies, sans crainte, sans haine, sans arrogance, sans supériorité, et suivrons les racines interminables de nos croyances partout où elles s’étendent, dans le vaste labyrinthe qu’est la terre, où plonger, se perdre, et en émerger transformé. Sinon, à quoi bon vivre ?