Sur le “croisement” d’hier : à votre succès, je préfère mon échec. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Que je me sens bien, sans aucun doute. Étonnamment, allais-je écrire, et je l’ai écrit, d’ailleurs, mais c’est à tort, ce n’est pas vrai, cela n’a rien d’étonnant. La vérité, c’est que je fais tout ce qu’il faut pour me sentir bien, pour aller bien. Aller bien ? Je ne sais pas. Aller, cela dépend d’où, et c’est vrai que je ne sais pas trop où je vais. Cela, non, je ne peux pas le nier. Faut-il dès lors que je tâche de le savoir ? C’est-à-dire que je sais et je ne sais pas où je vais, le savoir et le non-savoir ne se situant pas à la même échelle : à une grande échelle, dirais-je en exagérant quelque peu la taille de la mesure, je sais, mais dans les détails, pas tout à fait. Et là, dans les détails, faut-il que je détermine ? Cela, c’est ce que je ne sais pas. Je crois que non. Je remarque, en passant, que j’emploie souvent cette expression « La vérité, (c’)est que… », trop, je crois, même, et je ne sais pas très bien d’où ce tic vient, pourquoi je fais appel ainsi à la vérité alors que je pourrais tout aussi bien faire appel à mon goût singulier, à mon idiosyncrasie, puisque ce dont je parle, ce n’est pas quelque chose d’objectif — le monde — par opposition à quelque chose de subjectif — la conscience, le moi, que sais-je ? — et que la vérité, ce n’est pas ce qui fait le lien entre les deux, cette opposition n’a aucune valeur réelle, c’est une façon de parler que nous avons pris l’habitude d’employer (des siècles à philosopher dans un monde monothéiste sont passées par là alors même que la philosophie est née dans un monde polythéiste) et dont, ayant constaté qu’elle ne nous est d’aucune utilité, nous sommes incapables de nous défaire. Pourtant, il y a des moyens de nous en défaire, il y a d’autres manières d’envisager les choses. La vérité, c’est que. Tu vois, tu recommences. Cesse de formuler tes phrases de la sorte. Va au plus simple. Comme voici : Nous nous enfermons dans des systèmes de pensée dont nous voyons bien qu’ils échouent à remplir les tâches que nous leur avons confiées (la paix universelle dont sont supposés être porteurs les monothéismes, par exemple, et dont on voit bien qu’elle est illusoire, tous étant porteurs, à des moments ou d’autres de leur histoire, de la violence la plus effrayante qui soit) et nous semblons manquer des ressources conceptuelles et sensorielles pour en sortir et nous en débarrasser une bonne fois pour toutes. Ou, du moins, dirais-je, ces ressources, nous sommes incapables de les mobiliser, ce qui n’est pas exactement pareil, elles sont là, mais nous ne savons pas comment nous en servir, elles sont comme des objets bizarres dont l’usage nous est incompréhensible. Pourtant, il y a d’autres voies, et d’autres façons de faire les choses, il suffit de ne pas se crisper, ne pas se recroqueviller sur ses croyances, être ouvert aux événements, aux possibles (aux possibles passés et aux possibles futurs). Dans ses recherches, l’historienne Cecilia D’Ercole parle d’une « plasticité du polythéisme » au sein de la Méditerranée antique, laquelle plasticité facilitait les échanges entre les cultures issues de cet espace parce que les divinités pouvaient se traduire les unes dans les autres. Par exemple, Hercule est Héraclès pour les Grecs, Hercle pour les Étrusques, Hercules pour les Romains, Melkart pour les Phéniciens. La même figure circule ainsi de culte en culte, de culture en culture, rendant possible la communication, la compréhension réciproque, là où, bien trop souvent, les monothéismes se sont révélés hermétiques, obéissant à une logique strictement monadique. Et nous qui faisons comme s’ils étaient des horizons indépassables (j’entends : même l’athéisme demeure prisonnier des monothéismes, il n’est qu’une unité négative, pour ainsi dire). Alors, à quand la fin de cette illusoire et étroite unité ? Parce que ce n’est qu’une question de temps, tu sais.