À qui veut faire des phrases sur la nature du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du digne et de l’indigne, il apparaît que, dans le moment même où elles se présentent à lui, elles se perdent dans une sorte d’océan indistinct fait de baves propos qui ne laissent rien entendre. Tout se perd dans le sans-écho (mat, plat, à la fin, on ne se sera même pas entendu penser). Comment firent nos lointains prédécesseurs, avec leurs définitions, leurs sentences, leurs maximes, leurs généralités, s’étonne-t-on, pour parvenir à formuler quelque chose sensée, — et qu’on les comprenne encore ? Dans la multiplication des sources, des canaux de diffusion, des émetteurs d’opinions, et passim, ce n’est pas la rareté seule qui demeure introuvable (pas le moindre des paradoxes), mais la signification même, comme si cette dernière ne tolérait pas les excès, à l’image de ce pouvoir dont l’omniprésence (la manifestation permanente) cache mal l’impuissance (son action est sans effet positif). Et ce phénomène nous renseigne tout autant sur nos capacités propres (Que puis-je faire ?), l’horizon de nos attentes (Que puis-je espérer ?) que le monde dans lequel les unes et les autres sont susceptibles de se déployer (Qu’est-ce que tout cela veut dire ?). Car, au vrai, capacités et attentes ne se déploient pas d’elles-mêmes dans une sorte d’espace autrement neutre et vide ; nous ne sommes pas les premiers habitants de la terre, tout est toujours déjà dans le monde. Problème : ce monde est-il fait pour nos capacités et attentes ? Le fut-il jamais ? Grande question qui demeure sans réponse. Dans ce monde, actions et horizon se trouvent réduits à une résonance si brève que, soi-même, l’instant après que l’on a parlé, on ne sait plus très bien ce que l’on a dit, ni même si seulement l’on a dit quelque chose. Sous d’autres réverbérations, il en irait peut-être autrement, mais nous n’y sommes pas, justement, ailleurs. Et les comprend-on encore ? Non que le sens (se) soit perdu — je ne crois pas en cela, à tort, qui sait ? —, mais chaque époque parle d’elle-même, pour elle-même. Afin de s’étranger enfin, il faudrait raconter l’incompréhensible histoire de l’incompréhensible. C’est-à-dire cela même qui, précisément, donc, ne se peut pas raconter. Dans l’impossibilité où nous sommes de nous étranger, nos mœurs nous sont alors étrangères, comme des scènes jouées par d’autres et qu’on passe à l’écran (l’ancienne histoire, déjà, du regard aveugle). Immédiateté sans soupirs où nous nous trouvons si loin de nous, — nous nous y trouvons sans nous trouver. Là, sous des visages différents, c’est toujours la même parole, toujours la même pensée, facile, qu’on comprend trop bien, et qui n’allume aucune de nos zones sensibles, — encéphalogramme plat. Cela qui ne se peut pas raconter, ai-je écrit il y a quelques lignes à peine (des heures en vérité, ces phrases m’auront occupé dès le réveil, ce matin, et c’est à présent le début de l’après-midi), du moins pas à nos oreilles habituées à la seule contemporanéité, nos désirs formatés par l’immédiateté de leur satisfaction : pour goûter les saveurs rares, les parfums errants de l’incompréhensible, il faut ne pas craindre le temps mort, le vide dans les idées, le désert autour de soi, l’écart solitaire, l’accident de parcours. Couru une heure en fin de matinée, le froid claquait sur mes cuisses et raidissait mes doigts, à présent, un soleil pâle perce non sans mal les nuages. Et moi, je suis là, qui écris.