« C’est mieux, c’est bien ; mais “mieux”, cela ne veut pas dire “bien” ». Tout en prenant ma douche, j’étais en train de tracer des signes invisibles, car faits avec les doigts sur un carreau de céramique blanc au mur de la salle de bain, et je les commentais dans le moment même où je les dessinais, ces signes, par les propos que je viens de citer : un point sur la gauche pour situer « mieux », un autre à sa droite pour « bien » et une flèche qui, par en-dessous et de droite à gauche, relie « bien » à « mieux » afin, tout en les associant, de signifier leur différence. Malgré son caractère récursif, la flèche soulignait le parcours d’un progrès tout en insistant simultanément sur la limite de ce progrès, d’où son caractère récursif, mais non pas pour accabler celui qui est mieux sans être bien, non, au contraire, pour l’encourager. Lui, c’est-à-dire : moi. Décrivant comme je viens de le faire à l’instant cette scène dont je ne sais si elle est philosophique ou comique (s’imagine-t-on Socrate philosophant tout nu sous sa douche ? sans doute pas, non, et pourtant, Diogène ne vécut-il pas dans un tonneau ? la posture ne fait donc pas le penseur, tant s’en faut), je me suis fait remarquer que peu de choses, dans le fond de la baignoire, me séparaient de Daphné, ma fille, la nymphe, qui pourrait rester des heures sous la douche, elle aussi, à inventer des aventures, faire vivre des personnages, raconter des histoires, ce qui est comme faire, défaire, refaire le monde. Je venais d’aller courir une heure dans le froid parisien (températures de l’air lors des dernières courses selon le registre des courses : 4 janvier, -1°C, 6 janvier, 9°C — mais ce jour-là, c’était jour de tempête —, 7 janvier, 4°C ; 9 janvier, 2°C ; 10 janvier, 2°C) et je considérais en pensée et à haute voix les effets conjugués sur mon organisme, ma santé mentale ainsi que mon allure physique de la course à pied et du régime analcoolique et hypocalorique auquel je m’astreins depuis le début de l’année, quand cette réflexion assez étrange, quand on y pense, mais loin d’être fausse, cependant, me vint soudain. Assez étrange, puis-je dire, ce me semble, surtout que j’y pense, parce que je ne sais pas très bien ce que j’entends par « bien » et, en ce sens, je ne sais pas très bien non plus ce que j’entends par « mieux », c’est une conséquence logique, mais je suis capable de comparer les termes entre eux comme s’ils se rapportaient spontanément à une commune mesure. Et sans doute n’est-ce pas tout à fait faux, en effet, cette commune mesure, ce pourrait être la quantité de graisse que je constate à la surface de ma personne et dont je souhaite me débarrasser, à la fois pour des raisons esthétiques et des raisons éthiques, lesquelles ne font, je me répète, qu’une, d’où le sens de l’expression par laquelle je subsume tout cela : ma « diète philosophique ». Maigrir pour maigrir, faire dry january pour simplement prouver que je ne suis pas un vieil alcoolique décati, je ne dis pas cela pour me distinguer, pas seulement, du moins, cela n’aurait aucun sens pour moi. Ou mieux, j’entends : si la vie n’avait aucun sens pour moi, il n’y aurait pas de raisons d’être plus ou moins gros, plus ou moins alcoolique, cela n’aurait aucune espèce d’importance, je pourrais me laisser aller, je pourrais me laisser crever, quelle différence cela ferait ? La diète philosophique se distingue ainsi du régime ordinaire en cela qu’elle ne se fait pas sur le fond d’une angoisse éco-hygiénique et de la peur de vieillir, c’est-à-dire de la peur de mourir, mais se déploie dans l’horizon du sens même de l’existence, lequel ne se limite pas à ne succomber pas sous le poids de l’obésité, ce n’est pas ce que je veux dire, mais en participe toutefois. Si je pousse un peu plus avant cet exercice d’auto-analyse dans lequel je me suis lancé, je dois à la vérité de le dire, sans le vouloir vraiment, ni même m’en apercevoir tout d’abord, simplement à la faveur d’une phrase que j’ai effectivement prononcée sous la douche en l’accompagnant des gestes décrits plus haut, je dois ajouter que le regain d’intérêt que j’éprouve depuis la fin de l’année dernière et le début de cette nouvelle année pour la notion de Méditerranée n’est pas étranger à cela : la diète philosophique comme moment de la mise au jour du sens de l’existence s’inscrit dans un horizon méditerranéen (dont la douche chaude, je le conçois avec certitude, est une manifestation à multiples dimensions — esthétique, hygiénique, symbolique, érotique) ; c’est là qu’elle prend tout son sens. Au menu, ce midi : des spaghetti à l’huile d’olive, figues sèches et parmesan, un pamplemousse rose, du pain. Fini le passionnant Lampedusa. Une histoire méditerranéenne de Dionigi Albera dont, en plus de la vaste fresque braudélienne dans lequel il inscrit cette île que l’actualité du monde a récemment remis au centre de la Méditerranée, j’ai goûté avec joie les italianismes.