Dans l’entrée « Utopie méditerranéenne » du Dictionnaire de la Méditerranée édité par Dionigi Albera, il est notamment question de l’universalité de la Méditerranée. C’est une expression de Jean Ballard, qui évoque un « homme méditerranéen universaliste ». Or, précisément, ce qui m’intéresse dans la Méditerranée, c’est son anti-universalisme : c’est qu’elle soit là. Ce n’est pas n’importe où, et ce ne peut pas l’être, en quelque sorte : il faut s’y rendre (comme on se rend à l’évidence, comme on se rend en quelque lieu). D’où, à mon sens, l’absurdité d’une expression comme cette « utopie méditerranéenne », la Méditerranée étant justement quelque part (et l’utopie, non). Elle n’est pas une abstraction, elle n’est pas une idée, un pur concept, elle est avant tout un endroit, un lieu, un quelque part où l’on peut se rendre, que l’on peut parcourir, traverser, que l’on peut sentir, toucher, circonscrire, voire, même. Que la Méditerranée en tant que concept soit problématique — ce n’est pas quelque chose qui va de soi, ce concept a une histoire, récente et difficile, qui a pris forme au XIXe siècle et que la colonisation a chargé d’un poids politique auquel, toutefois, on ne saurait le réduire —, il faut le souligner, mais sa localisation ne fait pas de doute. Dans l’introduction du Dictionnaire, on peut lire que « d’un point de vue scientifique, la Méditerranée n’existe pas ». Outre le paradoxe qu’il y a à étudier scientifiquement quelque chose qui n’existe pas scientifiquement, et les difficultés que pose la sortie de ce paradoxe, la science étudiant des objets qu’elle construit elle-même, ce qui revient à dire que la science ne s’étudie qu’elle-même, parfaitement circulaire, cette position constructionniste fait comme s’il n’y avait que des élaborations, comme s’il n’y avait pas d’extériorité (un héritage, sans doute, de Derrida), de dehors, comme si je ne pouvais rien montrer du doigt, comme si je ne pouvais m’arrêter nulle part et dire : « C’est ici ». Or, et c’est cela notamment qui me semble intéressant, je peux montrer du doigt la Méditerranée, je peux dire : la mer ! la mer ! en voyant la Méditerranée depuis le chemin de fer qui traverse les quartiers nord de Marseille avant d’arriver à la Gare Saint-Charles. Je le répète : la Méditerranée, c’est quelque part. Ce n’est pas éthéré. Évidemment, c’est élaboré par des millénaires d’histoire humaine (qu’est-ce qui ne l’est pas sur terre ?), mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien en dehors de la construction. À l’universalisme, le constructionnisme apporte une sorte de réponse terrifiée par l’idée même de sortir du champ clos de la méthode, comme s’il ne fallait surtout pas excéder la limite abstraite que l’on s’assigne pour penser (comme la fameuse poule de Kircher qui, hypnotisée par le cercle de craie qu’on a tracé autour d’elle se révèle incapable de franchir cette frontière sans épaisseur) alors que c’est sans doute dans les débordements, les hors-jeu, les franchissements, les effractions que quelque chose de signifiant peut se jouer. Est-ce que dans la théorie des trois histoires de Braudel (l’histoire immobile qui se confond avec la géographie, l’histoire lente des évolutions sociales, l’histoire rapide des événements), la Méditerranée telle que je me l’imagine n’existe que dans l’immobilité ? Je ne le crois pas. Certes, qui entend le chant des cigales, à l’été du XXIe siècle, fait une expérience identique à celle que Socrate fit quelque vingt-six siècles avant lui, mais. Mais quoi ? Je ne sais pas. C’est ici que, peut-être, comme le dit Wittgenstein (PU, § 217), notre bêche heurt le sol rocailleux et se recourbe sous le choc, signe que nous avons épuisé toutes les explications. Pour le moment, du moins.