L’homme qui, dans le jardin, propose de la cocaïne aux passants suscite l’interrogation d’un groupe de jeunes adultes : « Tu crois que c’est une blague ? » Et ce doute qui les assaille, qui ne le comprend, qui ne le partage ? Que peut-on encore prendre au sérieux sans risquer de passer pour un imbécile ? Rien, probablement. Tout est si étrange, ces derniers temps, plus rien ne semble avoir de sens, tout se mélange, les choses, les gens, les temps changent, et à l’ordre qu’on croyait certain, mais qui n’est plus qu’un mauvais souvenir désormais, une nouvelle manière de s’organiser tarde à succéder. On voudrait avoir des certitudes, ne serait-ce que pour jouir encore du luxe de douter, de prendre des poses métaphysiques où la tête repose gravement sur la main, de faire comme nos ancêtres, semble-t-il, toujours firent, sans que l’on sache vraiment s’ils ne faisaient pas semblant, mais on ne peut plus, tout est si confus, tout est si compliqué. Comment pourrait-on en vouloir à qui, fatigué de tant de perplexité, abandonne toute singularité et, renonçant à sa personnalité même, adopte telle ou telle règle de vie dogmatique, étriquée, certes, mais qui simplifie les choses, apporte une réponse définitive et hors d’humaine atteinte, car trouvant son fondement au-delà de ce monde, ou dans quelque vérité plus profonde, apaise, offre le repos léthargique de qui n’a plus besoin de penser ? N’est-ce pas à cela, in fine, que nous aspirons tous : ne plus penser ? Que les prophètes racontent des histoires ou que les historiens jouent au prophète, cela ne fait guère de différence, on a envie de les croire, non parce qu’ils disent la vérité (qui peut encore croire à la possibilité d’une vérité unique et définitive ?), mais parce que tout le reste nous fatigue, demande des efforts dont nul ne sait s’ils seront jamais récompensés. Ici et maintenant ou plus tard et ailleurs, nous avons le désir d’un bien final, comme au bout de la phrase le point, qui arrête le temps et le mouvement. C’est qu’on nous a si bien habitués à la rentabilité que nous ne supportons plus aucun délai, et l’historien comme le prophète qui parviennent à nous dire que nous nous situons à la pointe la plus avancée du bien, que nous avons été distingués parmi les distingués, répondent l’un comme l’autre à cette exigence : il faut que ça rapporte, il faut que ça paie. Sinon, à quoi bon vivre, en effet ? Le manuscrit de Tout est de l’art a essuyé un refus, ce matin. Bien mauvaise façon de commencer la journée. En réponse à cette fin de non-recevoir, je me suis contenté de réclamer le renvoi du texte imprimé : la vérité, c’est que je n’ai rien à dire à qui n’aime pas ce que j’écris. Pourtant, quand j’ai publié mon article sur Chejfec, je pensais que l’imprimeur de Mes deux mondes pourrait être un interlocuteur de choix, mais non, c’était un malentendu, rien de plus, tant pis pour moi. Dans les recoins de mon esprit, j’empile les inédits. Ensuite, un peu plus tard dans la journée, j’ai considéré trois possibilités : arrêter, changer, continuer. Arrêter d’écrire, changer de façon d’écrire, ou continuer comme je fais. Je n’ai pas réfléchi bien longtemps : malgré l’absence de succès, je ne considère pas ce que j’écris comme un échec, j’écris comme je veux écrire, j’écris comme je veux vivre. Voilà tout. Le reste ne m’intéresse pas. À Daphné, sur un tout autre sujet, mais par un autre chemin il revient au même, j’ai dit : « Le conformisme et le souci du qu’en dira-t-on sont les vertus des médiocres. » Alors, suivons le mot de Socrate à la fin du Phèdre : ἴωμεν, allons, en avant, tout le reste n’est que du vent.