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Hier, le courrier que nous avions envoyé à Daphné au début du mois d’octobre, lequel contenait le conte pour enfants bizarres que j’avais écrit pour elle, nous est enfin revenu, et Daphné a ainsi pu le lire. Elle l’a beaucoup aimé, m’a-t-elle dit, et s’est demandée à quoi ils pouvaient bien ressembler, ces petits bonshommes. Je lui ai retourné la question : Et toi, tu penses qu’ils ressemblent à quoi ? Elle m’a répondu : À des petits bonhommes “bâton”. Je ne le lui ai pas dit, mais ce n’était pas comme cela que je les imaginais, et le plus étrange, je m’en suis aperçu en pensant à sa réponse, c’est que je ne les avais pas imaginés du tout, ces petits bonhommes, je ne leur avais pas donné de forme précise, il étaient définis par leur action, par leur situation dans l’espace, leur relation ou absence de relation avec le narrateur, mais ne possédaient pas une forme définie, aucune identité personnelle, ce en vertu de quoi ils étaient donc susceptibles de recevoir toutes les formes, toutes les identités, qu’on pourrait bien leur donner en lisant le conte. Ensuite, elle a utilisé la couverture d’un livre qui ne tient plus sur les pages qu’elle est censée contenir et a placé mon conte dedans en écrivant sur une bande de papier : « Receuil de contes de Jérôme Orsoni », et m’a demandé de lui en écrire un par semaine. Je lui ai dit que cela ne se faisait pas comme cela, alors elle m’a dit qu’elle me donnerait les idées et que je n’aurais plus qu’à les écrire ensuite. Merveilleuse enfant, me suis-je dit. C’est peut-être un peu imbécile, mais cela m’a touché sincèrement que Daphné aime l’histoire que je lui avais écrite. Comme c’est pour elle que je l’ai écrite, si elle avait été déçue, j’en eusse été très triste. Mais la nature, enfin, la nature, non, notre nature, celle des autres, je préfère en entendre parler le moins possible, notre nature fait bien les choses. La seconde, pas la première, laquelle est la même pour tout le monde. Plus tard, c’est-à-dire juste avant d’écrire ce journal, j’ai songé qu’il était dommage qu’en grandissant les gens perdent cet enthousiasme, et leur goût, l’émerveillement tout philosophique qui illumine le regard et illumine la langue, parce que force est de constater que la réception de textes (“la critique”, comme on dit) est frappée de conformité (goût standardisés et esthétique moyenne) banalité (adjectifs rebattus qui tiennent lieu de jugements esthétiques et idées qui le sont tout autant) ou d’enflure (emploi des termes techniques prétentieux pour masquer le fait qu’en réalité on n’a pas grand-chose à dire, mais scoop : ça se voit quand même). Mais peut-être que les gens qui ne sont pas enthousiastes à l’âge adulte, par « enthousiaste », j’entends : être capable de s’émerveiller, avoir cultivé son sens esthétique et être capable de formuler des jugements qui ne sont pas d’affreuses platitudes contentes d’elles-mêmes, et qui donc souffrent des maux que je viens d’énumérer en partie, n’ont jamais fait preuve d’enthousiasme ni d’originalité, peut-être ont-ils toujours été conformistes, et n’ont-ils donc rien perdu avec l’âge, l’âge ne faisant que prolonger ce qu’ils auront toujours été, des gens tristes et insignifiants. Qu’ils soient tristes et insignifiants, cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas de pouvoir — au contraire, être triste et insignifiant, en des temps tristes et insignifiants, est une condition nécessaire pour parvenir à détenir une forme de pouvoir —, c’est simplement comme cela qu’ils sont, conformes à leur moi, conformes à leur époque, copies conformes de copies conformes. Au fond, même si pour elle la vie est quelquefois plus difficile que pour d’autres, je suis heureux que Daphné soit une enfant bizarre qui aime les contes pour enfants bizarres. Tout le monde n’a pas cette chance, non.