Nous vivons sur des ruines. Ce sont elles, nos fondations. Autant dire qu’elles ne tremblent ni ne menacent de ne plus nous soutenir, comme certains s’en inquiètent, enfants crédules, mais se sont déjà effondrées, il y a des milliers d’années de cela, et c’est là-dessus, sur cet effondrement, que nous avons bâti notre nouvelle ère : depuis le début, nous n’aurons cessé de vaciller. D’où la fascination qu’exercent sur nous ces pierres éparses ou remontées sur leur socle et fixées avec des écrous, comme si, parodique ironie de notre histoire, elles n’avaient jamais cédé à l’attraction de la gravité, mais sans plus nulle divinité, néanmoins, ainsi devenues des déserts de pierre perdus dans l’univers. Dans Bassae, le film que Jean-Daniel Pollet a consacré en 1964 aux ruines du temple d’Apollon Épikourios (celui qui sauve de la peste), le temple semble perdu au milieu de nulle part, des nuages sombres se déplacent au-dessus, dans le ciel menaçant que plus personne n’habite. Il y eut une ville, ici, jadis, il y eut des rites, il y eut de la vie, dont il ne demeure plus rien que des pierres plantées là, on ne sait plus pourquoi. Plus cruel que la peste encore, le temps détruit tout, dont aucun dieu ne nous sauve. Et alors, dans le paysage méditerranéen des montagnes du Péloponnèse, les pierres du temple et les pierres du pays finissent par se confondre les unes avec les autres, calcaire contre calcaire, massif contre massif, dans une sorte de retour élégiaque à une nature qui n’existe pas, n’exista peut-être jamais. Aujourd’hui, pour protéger le site, un vélum blanc enveloppe les ruines consolidées. Et l’on ne devinerait pas, quand on regarde les images à l’aveugle, sans savoir ce que l’on voit, sur quelque carte numérique de la région, que c’est d’un temple grec qu’il s’agit, mais peut-être hasarderait-on toutefois l’hypothèse d’une installation d’art contemporain, tant, dans notre esprit occidental, les temporalités, comme les pierres dans le paysage méditerranéen, se brouillent, s’entrecroisent, se parasitent, se confondent. On a beau pouvoir montrer du doigt, indiquer l’endroit (de fait, c’est le premier élément d’une carte intitulée « Méditerranée » que je viens de déplier sur la machine), la direction de l’index part à la dérive : derrière la pierre, encore de la pierre, dans le ciel, des nuages, donc, qui passent, indifférents à nos nostalgies, toujours partant vers d’autres cieux. Ce matin, consultant les archives automatiques que me fournit l’algorithme primitif du réseau, j’ai redécouvert avec émerveillement, cette phrase que j’avais notée, il y a quatre ans de cela : « Les dieux ont une croissance infinie car ils ont la vie éternelle. » Ce n’est pas une sentence d’Héraclite d’Éphèse, mais de Daphné de Paris, qui avait alors cinq ans, et vivait à Marseille. Dis-moi, ô sibylline nymphe, les ruines font-elles partie de la croissance infinie des dieux ? Et les voyons-nous comme telles, de simples ruines, parce que nous ne les comprenons ? Qu’est-ce qui pousse là, croît là ? Pas les banales fondations de notre “civilisation”, mais alors quoi ? Faut-il un mot, encore un mot ? Il n’y a plus de mots nouveaux.