La Vie sociale paraît aujourd’hui. Et je préfère toujours faire les choses plutôt que de me filmer en train de faire semblant de faire les choses. Dans le jardin, un homme (un touriste venu d’Asie, ai-je supposé en le voyant) se filme en train de faire semblant de courir, s’y reprend à plusieurs fois, fait quelques pas en trottinant, vient se placer derrière l’écran de son téléphone qu’il a fixé sur un trépied, regarde, recommence, et caetera, et, cependant que moi je cours, je vois ses chaussures jaune fluo flambants neuves qui brillent dans la brume matinale quand les miennes, bleu tirant sur le sale, butent contre le sol glacé, circa zéro degré, telles la bêche du philosophe contre la réalité. Les gens se plaignent que des nazis ont pris possession de leurs réseaux sociaux (comme si ces réseaux sociaux étaient des entités publiques, qui n’appartenant à personne appartiendraient à tout le monde — non, mais quelle incongruité —, des entités constitutives de l’espace du même nom, public, et non pas des propriétés privées, créées ou détenues par des milliardaires, lesquels, par philanthropie ou autre sentiment altruiste naturel, seraient censés mettre à la disposition du public mondial un terrain où s’exprimer librement et gratuitement, pour le plus grand bien de tous, une sorte de Léviathan bienveillant, quoi), mais ils préfèrent tout de même se filmer en train de faire semblant de faire les choses plutôt que de faire les choses, et semblent incapables de faire le lien entre ceci et cela. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je cours. Il fait froid. Ce matin, en me levant, je me suis demandé quelle idée pouvait bien pousser les êtres humains à aller vivre sous des latitudes où il fait jusqu’à moins de zéro degré, l’hiver, et je n’ai pas trouvé de réponse pertinente à la question. Peut-être n’y en a-t-il pas. Il fait froid, c’est tout, c’est la vie, c’est comme ça. Dans le journal, des femmes déclarent qu’elle se sentent plus libres sans enfant. Mais plus libres que quoi ? Cela, la journaliste ne le demandera pas : pour savoir si on se sent plus libre sans enfant qu’avec enfant, il faudrait connaître les deux situations, la situation sans enfant et la situation avec enfant, et les comparer, ces deux situations, mais ce n’est pas possible, non, si on peut faire semblant de faire les choses, on ne peut pas défaire les choses qu’on a faites, on peut faire un enfant, mais on ne peut pas défaire un enfant. Mais cela n’a pas la moindre espèce d’importance, la réalité n’a aucune importance, la femme qui dit : « Je me sens plus libre sans enfant » ne dit pas : « Qu’il est merveilleux que les choses soient comme elles sont », non, elle dit : « En aucun cas, je ne veux sortir de ma tête, je veux y rester enfermée, et que jamais rien ne vienne remettre en question les articles de foi sur lesquelles j’ai fondé mon existence minuscule, finie, dérisoire. » Et les hommes, pareil, ce n’est pas une question de sexe, ou de genre, ou de Dieu sait quoi, non, ce sont les êtres humains que la réalité de la réalité — que les choses soient comme elles sont — effraie, et qui se terrent dans leur tête, dans leurs idées toutes faites, sinon, ils feraient tout autrement, on peut pas être aussi bête volontairement. Mais cela, la journaliste ne le dit pas, elle n’y pense même pas, elle se contente de recueillir les témoignages, de laisser les gens dérouler le récit entêté de leurs illusions, et puis, c’est tout. Il ne faut surtout pas qu’ils se déprennent, les gens, il faut qu’ils s’imaginent qu’ils sont libres, sinon, pris de panique, sans doute, ils se mettraient à penser. Et l’on n’imagine pas les conséquences imprévisibles que cela pourrait avoir, on n’en a aucune idée. Or, cela, l’imprévisible, l’inimaginable, l’imaginaire, ni les milliardaires de gauche ni les milliardaires de droite, qui possèdent le monde dont les réseaux sociaux sont un infime tantième, ne le veulent. Ils veulent que les gens se tiennent bien tranquilles dans leur petite tête avec les petites idées toutes faites qu’ils ont mises dedans, et qu’ils n’en sortent jamais, — ils pourraient s’étonner. Qu’est-ce qui distingue un milliardaire de droite d’un milliardaire de gauche ? Mais enfin, la morale, quelle question ! Il fait froid. C’est l’une de ces journées au cours desquelles la tour disparaît dans le ciel de Paris. Et puis reparaît. Un imprévisible rayon de soleil l’éclairant soudain, au pied duquel je déjeune. Et je ne sais pas très bien pourquoi je raconte tout cela. Mais je sais que c’est pour cela que j’ai écrit la Vie sociale : pour voir la réalité de la réalité, sortir de ma tête où la vie sociale me tient enfermé, et m’émerveiller que les choses soient comme elles sont. Oui, m’émerveiller.