Il y a quelques mois de cela, quand j’ai compris qui j’étais vraiment, j’ai ressenti un profond abattement. Quiconque, à ma place, je suppose, eût été atteint de la sorte, et je ne dis pas cela pour me singulariser d’une quelconque façon, on va voir que, dans mon cas, cela n’aurait aucune espèce de sens, mais cela m’a quand même troublé. J’avais toujours eu l’impression que quelque chose n’allait pas avec moi, mais on me disait que j’exagérais, que ce n’était rien, que ça allait passer, j’avais de la chance d’avoir tout ce que j’avais alors que d’autres n’ont rien. Mais ce que j’avais, au juste, je ne le savais pas, et il me semble que je ne l’ai jamais su. Je n’ai connu ni ma mère ni mon père. Et souvent, le soir, surtout, il me venait l’idée que je n’avais jamais eu ni père ni mère. Je soulevais alors mon tricot et la vision de mon nombril, preuve irréfutable que j’avais jadis été rattaché à un autre corps que le mien, me rassurait. J’avais tort, peut-être, que savais-je du corps en question ? Rien. Qu’avait-il voulu de moi ? Aucune idée. Avait-il seulement voulu de moi ? Quand, enfin, j’ai appris la nouvelle, je ne dirais pas que je me suis senti soulagé, non, mais tout de même, tout rentrait en quelque sorte dans l’ordre, ou dans une sorte d’ordre, en tout cas, faudrait-il dire, pour être plus exact. C’était un ordre triste, certes, mais un ordre, tout de même, et peut-être que cela vaut mieux que rien. Je ne sais pas.
C’est quand j’ai voulu refaire mes papiers d’identité que j’ai appris. Quand, à la question de l’agent, j’ai répondu que je n’avais ni père ni mère, ce qui me paraissait tout à fait normal, à moi, qui n’avais jamais connu que cela, que je n’avais ni père ni mère et que je ne connaissais pas leur nom ni leur prénom, que je ne pouvais donc fournir aucun document prouvant leur existence ni leur identité, j’ai vu son air suspicieux, et j’ai compris que quelque chose n’allait pas. C’était comme s’il ne voulait tout simplement pas m’entendre. Alors, je lui ai dit : Mais je ne suis tout de même pas né de personne. Il m’a répondu : Voire. Je lui ai répliqué : Voir quoi ? Il m’a dit : Vous ne seriez pas le premier. Et moi : Le premier à quoi ? Le premier de quoi ? Lui : Attendez ici, je vais appeler mon supérieur, moi, je ne peux rien vous dire. Alors, j’ai attendu. Je ne sais pas combien de temps. Cela n’a pas beaucoup d’importance. C’était long et c’était bref à la fois. Je me suis perdu dans mes pensées. J’essayais de comprendre ce que cela pouvait bien vouloir dire « pas le premier », je me doute que je ne suis pas le premier orphelin, mais ce n’était pas ce que l’agent avait eu l’air de dire, mais alors le premier quoi ? Je ne sais pas. Le supérieur de l’agent est arrivé et il m’a dit : Bonjour, Monsieur Orsoni. Si vous voulez bien me suivre dans mon bureau, nous serons plus tranquilles pour discuter. Je l’ai suivi. Il m’a dit de m’assoir là où je me suis assis, lui, il est allé s’assoir à son bureau, il a posé les coudes dessus, croisé ses mains avec les doigts, et il m’a dit : C’est une situation délicate. Ce n’est pas tous les jours que… Comme il ne finissait pas sa phrase, j’ai dit : Tous les jours que quoi ? Il m’a regardé comme s’il ne m’entendait pas. Alors, j’ai ajouté : L’agent au guichet m’a dit que je n’étais pas le premier. Et je n’ai pas compris pourquoi il a dit cela. Je me doute bien que je ne suis pas le premier orphelin. Ah, s’est contenté de dire le supérieur. Et puis : Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Vous n’êtes pas orphelin. J’ai poussé un petit cri, de stupeur, j’imagine, qui m’a surpris moi-même, mais moins que la nouvelle. Et je me suis exclamé : Vous connaissez mes parents ? Il m’a dit : Rasseyez-vous, Monsieur Orsoni. Ce n’est pas tout à fait cela. Techniquement, vous n’êtes pas orphelin. Mais, techniquement, vous n’avez pas de parents non plus. Mais, techniquement ou pas, que suis-je ? Eh bien, vous êtes un double.
Je sais que cela aurait dû me faire un choc. Et c’est d’ailleurs ce que j’ai commencé par écrire. Mais, en vérité, non. C’est moi qui avais commencé cette histoire et je savais très bien où elle allait, où moi je voulais en venir. J’ai regardé le supérieur et je lui ai dit : Votre petit air supérieur ne m’impressionne pas. Je sais ce que vous allez me dire, que je suis le double de Jérôme Orsini, que j’ai toujours cru que c’était lui, mon double, alors que c’est l’inverse, en réalité, qui est la vérité, et je ne vais pas vous cacher que je serais bien tenté de vous croire, cela expliquerait un certain nombre de choses, peut-être, peut-être pas, mais je n’ai plus envie d’écouter, je n’ai plus envie de savoir. Quand je vous ai suivi dans votre bureau, je me disais, peut-être vais-je apprendre quelque chose de neuf, enfin, d’où ma surprise, parce que rien n’est neuf, tout est banal, affreusement banal, comme ces histoires de double auxquelles plus personne ne croit, et je vais vous dire, quand j’ai commencé cette histoire, j’avais bien l’intention d’aller au bout, de tirer les choses au clair une bonne fois pour toutes, comme on dit, d’en finir avec cette histoire d’Orsoni / Orsini, on dirait une mauvaise blague, et je crois qu’elle ne fait rire personne, en effet, moi, en tout cas, elle ne m’a jamais fait rire, quand j’ai résolu d’en faire quelque chose pour ne plus en être la victime, j’ai cru que j’allais en tirer quelque chose, quelque chose de bon, mais non, rien du tout. Vous voyez, c’est exactement ce que j’ai pensé aujourd’hui : Cette fois, cela ne fonctionne plus. Je pourrais continuer indéfiniment à exploiter le filon, remonter même, l’arbre généalogique, et pourquoi pas ? d’autres le font bien, mais non, très peu pour moi. Quand j’ai commencé cette histoire, et c’est la raison pour laquelle j’ai bien voulu me rendre ici pour refaire mes papiers d’identité, malheureusement égarées, bien voulu vous suivre dans votre bureau, parce que je me disais, cette fois, nous allons arriver quelque part, il va se passer quelque chose d’imprévu, et c’est ce que je voulais dire, en parlant d’abattement, oui, si étrange que cela puisse paraître, c’est ce que je voulais dire, en commençant mon histoire, mais je m’en rends bien compte, à présent, cette histoire a une bien trop grosse tête et une bien trop grosse queue, elle est coincée, elle n’avance plus, elle n’a plus de sens, elle ne veut plus rien dire. Ça suffit. Oui, ça suffit. J’ai commencé cette histoire en me disant, tiens, ce serait amusant, d’écrire une histoire du point de vue du double, pas de qui a un double, du double même, qui a aussi un double, mais par retard, pour ainsi dire, mais très vite, je me suis dit : N’as-tu pas déjà raconté cette histoire ? Et la vérité, c’est que je ne sais plus très bien si j’ai raconté cette histoire, ou si j’ai eu l’idée de la raconter, si j’ai eu l’idée de la raconter et que j’ai écrit quelque part que j’en avais l’idée, ou si rien du tout, je ne sais pas, je ne sais plus. Que je l’aie racontée ou non, cette histoire, après tout, cela ne fait pas beaucoup de différence, le plus important, c’est. Mais c’est quoi, le plus important ? Je ne sais pas. Peut-être que je me suis dit : Tu ne peux tout de même pas n’écrire que ton journal. Mais encore une fois : pourquoi pas ? L’autre jour, quand j’ai reçu la réponse de cet éditeur qui m’a dit qu’il n’aimait pas mes histoires, ni en tant qu’éditeur ni en tant que lecteur, cela m’a fait un coup au cœur, je dois à la vérité de le dire, je me suis senti triste, et peut-être que j’ai commencé cette histoire pour exorciser tout cela. Pourtant, je pensais qu’il allait aimer, l’éditeur en question, mais on se fait des idées sur les gens qui n’ont aucun rapport avec la réalité, on se fait des idées sur tout, j’ai cru, je m’imaginais, je pensais, je me disais, c’est comme cette histoire, je me disais qu’elle serait bien, qu’elle serait belle, et puis, regardez-la, à présent, on voit bien qu’elle ne veut plus rien dire du tout, qu’elle n’a jamais rien voulu dire du tout. Alors, pourquoi est-ce que je l’écris ? Oui, pourquoi est-ce que je l’écris ? Je ne sais pas. J’ai envie d’écrire tout ce qu’il me passe par la tête. Ce matin, en relisant mon journal, je suis tombé sur ces phrases que j’ai écrites, le vingt-deux janvier deux mille vingt-et-un, il y a quatre ans, jour pour jour, les voici : « Être ignoré est invivable, mais c’est sans doute la seule façon d’écrire : personne n’attend rien de moi, personne n’exige rien de moi, tout est vierge devant moi. La liberté est-elle à ce prix ? » Et je ne sais pas si je faisais semblant quand j’ai écrit ces phrases ou si j’étais sincère, je ne sais pas, et il ne sert à rien de chercher, je ne trouverai jamais si j’étais l’un ou si j’étais l’autre, aujourd’hui, je dirais que j’étais sincère parce que je m’efforce toujours d’être sincère, mais tout le monde ment, même les menteurs mentent, alors je ne sais pas. Tout ce que je fais, enfin, à l’instant où j’écris, c’est tout ce que je sais, mais je sais faire d’autres choses, je ne suis pas limité à ce point, non, tout ce que je sais, c’est que c’est beau et désespérant. Et c’est ainsi que je me sens, en ce moment : beau et désespéré, et c’est pour cette raison que j’ai écrit cette histoire qui me semble à présent avoir une toute petite queue et une toute petite tête, parce que c’est ainsi que je me sens et que cette histoire est belle et désespérante, qui n’a ni queue ni tête, qui ne veut surtout pas en avoir, qui veut rester libre, elle aussi, libre comme moi je crois être libre, que personne n’aime, et dont personne n’attend rien, qui n’est tenu par rien, aucun contrat, aucun pacte, avec qui que ce soit, je peux écrire absolument ce que je veux, et c’est beau, je crois, d’être parvenu à un point où l’on peut écrire absolument tout ce que l’on veut, sans contrainte ni censure, sans obligation, sans limites. Les autres. Les autres ? Quels autres ? J’allais faire une phrase, et puis, non. De toute façon, cela n’a aucun sens de me comparer. C’est ce que je fais parce que c’est tout ce que l’on m’a appris à faire, il faut que j’apprenne à me défaire de ce que l’on m’a appris à faire, et la liberté, la liberté absolue d’écrire absolument tout est un bon moyen de se défaire de tout ce que l’on nous a fait, de tout ce que l’on continue à nous faire, de tout le mal que l’on nous fait, à moi, à moi et à mon double. Absolument tout, oui.
Tu vois, j’ai même fini par oublier de sauter des lignes. Pourtant, Nelly préfère quand je saute des lignes entre les paragraphes. Moi ? Moi, pas trop.

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