25125

Je n’aime pas les discours généraux sur « le fascisme ». Je pense qu’on perd son temps à essayer d’identifier « le fascisme » comme s’il s’agissait d’une réalité anhistorique, autre chose qu’un phénomène totalitaire d’une région du monde donnée à une époque donnée. Quand je lis les quatorze traits caractéristiques qui, selon Umberto Eco, permettraient de démasquer le fascisme — un élément important de la culture populaire (et numérique, mais il n’y a plus guère de différence entre les deux : toute culture populaire est numérique) —, je me dis toujours qu’il en manque un, et le principal : ce sont les fascistes qui ont inventé le terme « fascisme », ce sont eux qui se sont baptisés ainsi, et c’était une fierté d’être un fasciste, on défilait la tête haute dans des habits flambants neufs (Fellini a parodié à merveille le défilé fasciste dans Amarcord, le décorum creux, la poussière, la vacuité des paroles du Duce, l’excitation populaire, l’hystérie collective, la virilité absurde de ces hommes en uniforme qui se mettent soudain à courir le bras tendu en l’air), le fascisme allait permettre l’avènement d’un homme nouveau, etc. Aujourd’hui, à l’aide des définitions flottantes d’Eco, on traque les crypto-fascistes, ceux qui ne diraient pas leurs noms, ceux qu’il faudrait démasquer, avec pour conséquence qu’on finit par en voir partout : le fasciste devient celui avec qui on n’est pas d’accord. On pourrait penser que c’est une forme de paresse intellectuelle, une manière aussi de se rassurer en se disant : « Moi, je sais dans quel camp j’aurais été », et c’est certainement le cas, mais il y a quelque chose de plus : le terme « fascisme » permet d’éliminer l’adversaire, qui cesse d’être quelqu’un avec qui on peut parler pour devenir quelqu’un qu’il faut abattre. En ce sens, l’anti-fasciste risque de se confondre avec le crypto-fasciste qu’il pourchasse. En tout cas, il me semble que c’est une question vide de sens. Les objections à ma position ne manquent pas vraiment, et la dernière en date, où l’on voit un énergumène richissime faire un geste du bras, par deux fois, fier de lui, comme le crétin qu’il est sans doute, est éloquente, au moins en ce sens que la terre entière l’a vu faire et saurait dès lors à quoi s’en tenir. Je ne le crois pas. Je pense que le terme « fascisme » nous aveugle, qu’il fait écran entre la réalité et soi, et finir par voir des fascistes partout n’est pas exactement un signe de grande santé mentale. Ce qui est certain, c’est que la configuration de notre époque, malgré ses déclarations de principe chevrotantes d’émotion qui se veulent autant d’hymnes à la diversité et à l’inclusivité, est fondamentalement anti-pluraliste : elle est une formidable machine réductionniste qui martyrise l’imaginaire, la signification, essore les possibles pour que tout le monde aspire in fine au même. En France, par exemple, on appelle cela, « le pouvoir d’achat » (mais je suppose que, dans d’autres pays, le même phénomème porte un nom différent), c’est-à-dire que l’on a réduit le pouvoir à n’être que cela : l’achat, même pas le désir, rien que l’échange monétaire pour l’acquisition d’un bien. On ne se rend pas toujours compte, je crois, de l’extraordinaire puissance normalisatrice et destructrice du langage qui accapare l’espace public. La vérité, c’est qu’il n’y a plus guère de place pour penser, tout est conçu pour l’échange monétaire qui seul peut maintenir l’illusion de la prospérité, du progrès, de la réussite que, partout, la réalité dément de la plus flagrante des manières (catastrophes, guerres, violence, pauvreté, exploitation humaine, etc.) : tant que j’ai de quoi dépenser pour acheter les biens dont la société de masse mondialisée me vante les mérites, la vie a du sens. Si cela devait s’effondrer, si le voile de l’illusion devait être déchiré, tout s’effondrerait avec. Je pense qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour lutter contre cette tendance de la société mondiale, il n’y en a qu’une : il faut changer de sujet.  Au moment où j’écris ces mots, des motards passent sur le boulevard en bas de chez moi, sirènes hurlantes, gyrophares qui clignotent, sifflets à la bouche, ils dégagent la voie pour les bus de célébrités aux vitres teintées de noir qui arborent le logo universel de la Tour Eiffel ; derrière eux, légèrement en retrait, un homme en uniforme sur sa moto qu’il conduit donc d’une main, filme la scène sur son téléphone portable. Changer de sujet, disais-je : je crois que c’est à quelque chose de ce genre que Thierry Crouzet nous invite. Même si la rhétorique anti-fasciste ne me convainc pas du tout, il me semble évident que la confusion que l’on fait entre réseaux sociaux et espace public est l’une des causes des problèmes de communication que nous rencontrons : les réseaux sociaux ne sont pas l’espace public et, par leur dimension privée, ils en sont même la négation. L’espace public — et c’est en ce sens que l’expression est tout à fait malheureuse, Habermas parle d’Öffentlichkeit, öffentlich en allemand voulant dire quelque chose comme « ouvert à tout le monde », c’est cette modalité qui définit la publicité de quelque chose, et non pas un lieu donné, qu’il soit concret ou numérique —, l’espace public n’est pas quelque part (ce n’est pas un espace comme un champ, une ville, une pièce de la maison sont des espaces), il est défini par l’usage que nous faisons des moyens dont nous disposons pour parler. Quitter un réseau social pour un autre, tout en allant faire sur le second exactement la même chose que l’on faisait sur le premier, ne rend pas public l’espace vers lequel on transfère nos pratiques, il transfère des pratiques d’un réseau fermé à un autre. Crouzet a une formule choc. Il écrit : « Publier un lien externe sur un réseau social est un acte de terrorisme. » Voilà qui est bien excessif. Mais il ne fait toutefois pas de doute que les réseaux sociaux devraient être utilisés comme on utilisait naguère encore la rubrique des petites annonces d’un journal traditionnel : pour inviter les gens à aller voir ailleurs ce qu’il se passe. Sortir de là.