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Je ne sais pas très bien pourquoi j’ai écrit ce que j’ai écrit, hier. Pourtant, quand je l’ai écrit, j’avais une idée assez précise de ce que je voulais dire, et quand je relis ce que j’ai écrit, comme je viens de le faire à l’instant, cette idée, je la perçois on ne peut plus clairement, mais c’est toujours l’impression que je finis par avoir, je crois, quand je réagis à un “sujet d’actualité” : sur le moment, c’est clair, très vite, ce l’est moins, et bientôt, plus du tout. Je le redis : je comprends ce que j’ai écrit et pourquoi je l’ai écrit et ce que j’ai voulu dire par là, mais il me semble que c’est d’une vacuité absolue, comme l’est l’homme richissime que j’évoque en passant et qui déclenche les passions diverses et contraires de mes contemporains. Peut-être que le problème se situe dans l’idée de la clarté : tout est trop clair, mais pas comme l’est le ciel bleu sur les rives de la Méditerranée que le vent du nord a dégagé, non, clair en un sens négatif, clair comme sans épaisseur, sans reliefs, sans idées, sans profondeur, sans rien, en réalité, que de triviales et déprimantes tautologies. Hier, en lisant les pages que Jean Bollack a écrites sur Empédocle dans le premier des trois volumes qu’il lui a consacré (Introduction à l’ancienne physique), je me suis senti comme dans un état second, entre la veille et le sommeil, entre l’incompréhension et la compréhension, je ne savais pas si j’allais m’endormir et me mettre à rêver ou continuer de lire et parvenir à une sorte d’illumination. Dans le texte d’Empédocle, où les figures mythologiques, les allégories et les principes rationnels semblent sans cesse s’échanger leurs noms les uns avec les autres, j’avais le sentiment de ne plus trop savoir où j’étais, et cette impression, évidemment, l’état fragmentaire du texte, sa transmission par on-dit (la doxographie critique d’Aristote) viennent la renforcer, mais c’était aussi la nature même de la pensée exprimée qui me semblait d’une étrangeté radicale, venue non seulement d’une autre époque, mais d’un tout autre univers. Quand on lit Platon ou Aristote, ce sentiment n’est pas aussi prononcé, mais avec Empédocle, il est extrêmement marqué : les divinités sont des principes rationnels, les sentiments sont ontologiques, la figure géométrique parfaite est brisée pour donner naissance au monde, le mâle et la femelle se fondent ensemble, l’univers est expliqué par les sensations que nous en avons. Quelque chose s’est ouvert dans la langue. Σφαῖρος κυκλοτερὴς. L’épithète homérique s’est mise à penser. Le vers n’est plus seulement l’unité de mesure du poème, le vers est devenu aussi l’unité de mesure de l’univers. C’est si loin de nous, et si émouvant, comme la ruine de toutes choses, bouts déchirés, morceaux qu’on ne recollera jamais, mais qui demeurent, toutefois, dans leur destruction, si beau, si loin, qu’il me semble essentiel de se perdre dans ces labyrinthes de texte, fragments de papyrus épargnés par les hasards de l’histoire, paroles rapportées par la postérité. Un peu comme si l’on disait : aux grandes gestes de l’histoire, il faut préférer les trouées improbables, les impossibles chemins, les culs-de-sac qui ouvrent vers de nouveaux horizons.