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Écrivant dans mon carnet, il arrive que, ne marquant pas les différences entre ce que j’y écris par un signe quelconque mais simplement par un saut de ligne double, les phrases s’entremêlent et viennent s’accorder entre elles d’une façon que je n’aurais pas pu prévoir intentionnellement. Quelque chose se passe-t-il, alors, dans le dispositif de la disposition ? Dans le medium même, à quoi seul le medium dans sa spécificité, sa singularité, son irréductibilité à tout autre peut donner lieu ? Il m’arrive de penser (cette formulation est pour le moins prudente) que le carnet est l’idéal de l’écriture et, plus largement, je ne dirai pas d’une culture sans coutures (j’ai déjà fait ici nombre de reproches à l’universalité), mais d’une culture dont les coutures ne sont pas des solutions de continuité, des obstacles, où il n’y ait pas de hiatus entre une “chose” et puis une autre et puis une autre et puis une autre, et caetera. Où tout puisse venir se tisser ensemble parce qu’il n’y a pas de différences essentielles entre ces “choses” de la sorte tissées. Ainsi, les quelques mots qui devaient commencer le poème n’ont-ils pas été sanctionnés par l’à quoi bon défaitiste — et peut-être un peu paresseux ? — que je leur avais opposé tout d’abord. À quoi bon ? cette question est terrible parce que, en vérité, à la question à quoi bon ? la seule réponse acceptable, c’est rien, ou presque rien, tout se perdant in fine dans la chair défaite de l’histoire, les ruines de la culture, les charniers de la vie humaine, la patience de l’oubli, et qu’il faut la dépasser, passer outre sa formule et prendre son point d’interrogation comme un défi, une invitation. Ultra. Mais ne va pas croire que j’écrive pour toi une sorte de manuel de développement personnel un peu plus ambigu que la moyenne normale du genre. Telle n’est pas mon intention. Simplement, ces quelques mots : « sur le dos du ciel », qu’ils ne soient pas restés lettre morte, si inquiétant que ce sentiment puisse sembler, j’en suis heureux. L’idéal du carnet, en quelque sorte : transférer l’intégralité du contenu de sa pensée sur le papier et, dans le secret, hors du réseau, laisser d’improbables “choses” surgir. N’est-ce pas ce que je fais ici aussi, dans ce journal ? Eh bien, pas tout à fait, non : l’en-réseau, c’est mon idée, modifie nécessairement l’écriture, laquelle n’est plus aussi pure, aussi vraie, aussi parfaite, dans son intransigeance, sa radicalité, son irréductibilité, son ultraïté, que celle qui se tient à son écart (et cela vaut pour le réseau numérique tout comme pour le réseau analogique, et pour toute la vie sociale en général, dans toute l’Öffentlichkeit de l’öffentlich). Idéal, ou utopie, je ne sais pas, en l’occurence, c’est à peu près la même chose, tu ne crois pas ? La même « figure discrète », comme on dit.