Faits insignifiants de la lecture desquels le lecteur peu amène pourra se dispenser s’il craint, les consultant, de salir sa petite âme toute pure : ce matin, j’ai bouclé mon marathon en quatre jours (4×10,5=42) et me suis ainsi trouvé exactement à l’endroit de ma vie où je voulais être avant d’y aller, ensuite, je suis rentré à l’appartement, où j’ai fait mes exercices de gainage bras tendus et coudes pliés ainsi que trois fois dix pompes, après quoi je me suis senti extrêmement bien, et jamais le ridicule de la situation ne m’a frappé comme un coup de poignard soudain entre les omoplates parce que ce n’est pas ridicule, non, c’est la vie même. Ce faisant, toutefois, tel la vache qui philosophe, je n’ai eu de cesse de ruminer : pourquoi, d’un roman de 260 pages, vouloir en avoir fait le tour au bout de 26 ? C’est comme vouloir sortir vivant du labyrinthe après avoir tué le Minotaure sans même y être entré, ce n’est pas possible, c’est un non-sens. De fait, des diverses lectures de mon roman qui ont été rendues publiques jusqu’à présent, aucune ne voit rien. J’en parle à Nelly, évoquant un point du texte précis, qui m’interroge en retour : Mais pourquoi n’en parles-tu pas en interview ? Il faut que les gens le découvrent, lui dis-je en réponse. L’ouvrage n’est pas simplement un roman, un divertissement — de fait, c’est tout sauf un divertissement, je le sais bien —, c’est une expérience. Quand, par exemple, nous avions parlé des Habitacles avec Rodhlann au moment de leur parution, je lui avais dit que les Habitacles étaient eux-mêmes un habitacle (il l’avait déjà compris, ce n’était pas la peine que je le lui dise), mais cela signifiait qu’il n’y avait pas, d’un côté, la forme et, de l’autre, le fond, mais que tout est un, ou plutôt (puisque ce n’est pas une formule heureuse, je ne professe pas une sorte de monisme) que tout s’entr’exprime, la forme, le fond, l’infime, le profond, le microcosme, la macrocosme, le dérisoire, l’immense. On pénètre dans le labyrinthe sans savoir si l’on pourra jamais en sortir vivant, l’expérience est une épreuve — il faut faire les choses soi-même, personne ne peut vivre notre vie à notre place. Peut-être que dans cinquante ans (je n’y crois pas un seul instant, mais menons cette expérience de pensée jusqu’au bout pour les besoins de l’argumentation), peut-être que, dans cinquante ans, des spécialistes de mon œuvre s’efforceront à expliquer aux lecteurs comment il faut lire tel livre que j’ai écrit (un peu comme cette horde d’universitaires qui redoublent d’ingéniosité pour découvrir des sens cachés derrière les sens cassés dans Ulysses de Joyce), mais ce n’est pas ce que je veux (contrairement à Joyce, cet horrible cuistre, qui ne rêvait que de cela), ce n’est pas pour cela que j’écris les livres que j’écris comme je les écris : j’écris les livres que j’écris comme je les écris parce qu’il n’y a pas d’autres façons de les écrire. En eux, le sens n’est pas caché, le sens est littéral. Or, quand il concerne des êtres de fiction, ce sens littéral doit encore être interprété : dans un roman, une histoire d’amour foireuse entre un photographe parisien et une écrivaine américaine ne peut pas être lue et interprétée comme s’il s’agissait de vraies personnes, réelles, il y a encore un sens à dégager. Mais personne ne le fait, tout le monde reste au ras des pâquerettes. Au Moyen âge, on distinguait quatre niveaux herméneutiques dans l’exégèse des Écritures : PaRDeS (Peshat, Remez, Drash, Sod, les quatre rabbins de Derrida) pour littéral, allégorique, moral, anagogique. Entretemps, tout le monde a été leïlaslimanisé ; c’est terrifiant. Terrifiant, toute cette platitude. Si, au bout de quelques lignes à peine, comme on le fait sur ce site débile où une intelligence artificielle répond pour tout ce qui existe dans l’univers si c’est de droite ou si c’est de gauche, on ne peut pas te ranger dans l’une ou l’autre de ces cases, si l’on ne peut pas dire si tu es de droite ou si tu es de gauche, comme on le fait sans peine pour Éric Zemmour et Édouard Louis, il faut dire que ce n’est pas bien compliqué, ça ne vole pas très haut, tout ça, ta vie va devenir d’une extrême difficulté, ne serait-ce que pour exister, tout simplement, ce sera d’une complexité effroyable, parce que les gens veulent des réponses à leurs questions sans prendre la peine de se les poser, sans jamais les éprouver. Un peu comme si, dans le Michel, ce dialogue apocryphe où Platon met en scène Socrate aux prises avec Michel Houellebecq et Michel Onfray, au bout de quelques lignes, à peine, les interlocuteurs de l’affreux barbu s’exclamaient en chœur : « Mais putain, Socrate, tu ne peux pas répondre par oui ou par non, bordel ! » Eh, non. Peuchère.

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