Moro à la pulpe tigrée de jaune et de rouge. La douceur du parfum qui coule de la chair dans ma bouche ne rachète pas les péchés du monde, tant s’en faut, mais quand ses loges éclatent sous mes dents elle les rend un peu plus supportables. Lisant mal Dostoïevski, on croit pouvoir déclarer, sans autre forme de procès, que la beauté sauvera le monde, mais encore faut-il savoir où la trouver. À Rome, j’avais pris l’habitude d’acheter des oranges (tarocco) dans une supérette de la Piazza Farnese. On prend vite ses habitudes, et pas toutes des mauvaises. Fin de l’hiver, violentes éclaircies parfois le matin, éblouissements à en pleurer, la ville offrait alors, à quiconque se sentait disposé à la faire, la possibilité d’une expérience intégrale. Aujourd’hui, ce que je retiens de plus saillant, ce sont ces petits fruits : on dirait les images rémanentes des éclats du soleil sur la paupière jaune, orange, rouge, sang. Et si ces couleurs aveuglantes me fascinent tant, ce midi, celles que j’ai sous les yeux et celles qui illuminent mon souvenir, c’est qu’au-dessus de moi, le ciel est gris, quasi blanc opaque derrière lequel la tour semble de nouveau jouer à se cacher. Depuis le jardin où je vais courir, elle disparaît sous l’écran laiteux du ciel impénétrable. Parfois, tournant en rond comme je sais si bien le faire, j’ai l’impression d’avaler des gouttes de pluie, mais il ne pleut pas, c’est l’air qui est saturé d’eau à un point tel qu’un ancien physicien n’y comprendrait plus rien. Je continue de courir malgré l’atmosphère humide et froide, vite, bien, relativement, certes, mais c’est ainsi que je me sens : bien. De retour à l’appartement, je reprends : gainage encore et autres exercices. Cela fait cinq semaines exactement que je n’ai pas bu d’alcool, et si cela ne semble rien, ce n’est pas que ce ne soit rien, c’est qu’il n’y a pas de vérité spéciale à espérer d’une ascèse de ce genre — puisque tel est le mot qu’il faut employer —, du moins pas si l’on entend par « vérité » quelque chose grandiose, à l’image de la beauté dont on aimerait bien qu’elle sauvât le monde. Les vérités sont simples, ordinaires, triviales, ce qui ne signifie pas qu’elles ne soient bonnes à rien, mais qu’elles sont vitales. Elles sont là. Et tout est là ; il faut apprendre à le voir, et en faire quelque chose.

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