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10:55. Viens de copier le long rêve que je me suis souvenu avoir fait cette nuit dans le cahier des rêves. Ce faisant (ou était-ce avant, quand je suis sorti quelques instants ?), il m’a semblé que le souvenir de mes rêves me rassurait, que me souvenir de mes rêves, cela me rassurait. Comme si, en revanche, ne m’en souvenant pas, toute une partie de mon existence m’échappait alors : où suis-je quand je n’ai pas conscience d’être, pas la mémoire d’avoir été ? Mais tu dors. Eh quoi, trouves-tu que ce soit rassurant, cela, dormir ? Quand tu te souviens de tes rêves, au réveil, ne vois-tu pas les horreurs que tu as traversées durant la nuit ? Les horreurs et les merveilles, certes, il n’y a pas que des rêves mauvais, mais enfin, cela suffit à faire douter de la simplicité du sommeil : rien n’est simple dans la nuit, rien n’est simple dans l’oubli, rien n’est simple, non plus, non, rien n’est simple dans le souvenir du rêve. Le rêve dont je me suis souvenu au réveil était très long : c’est le plus long de ceux que j’ai notés dans mon cahier de rêves, il occupe quatre pages  manuscrites du carnet, et raconte une histoire automatique, un rêve labyrinthique, qui traverse les espaces extérieurs d’une ville, les espaces intérieurs d’un appartement, les espaces intimes et inquiétantes des rencontres, les espaces vastes et terrifiants des migrations, mélange — est-ce le verbe qui convient mélange ? je ne sais pas, je n’en suis pas certain — la réalité et la fiction : des personnes réelles croisent des êtres imaginaires, le nom des lieux ne désignent pas ces lieux tels qu’on peut les trouver dans la réalité,  pas plus que les noms de personnes, mais des univers étranges, d’autres mondes, qui semblent à la fois familiers et tout autres, beaux et angoissants. Note en passant : la faculté onomastique du rêve me fascine. Dans le rêve de cette nuit, on trouve ainsi une Anastasia et un Mancino. Si, par rapprochements successifs, on trouve bien une Anastasia dans le cercle étendu de mes connaissances, le nom de Mancino, quant à lui, je ne l’ai jamais entendu. Ou, du moins, je ne m’en souviens pas. Ce qui s’en rapproche le plus, c’est le nom des cigares que fume Hans Castorp dans la Montagne magique, des Maria Mancini, et cela me fait penser que je n’ai jamais lu ce roman en entier. N’ai-je pas hésité, d’ailleurs, à un moment ou un autre, dans le récit primaire du rêve, celui qui est encore de l’autre côté de la frontière du sommeil, avant de le noter, ne me suis-je pas dit : Mancini ou Mancino ? C’était Mancino, mais le doute était permis, n’est-ce pas ? Au réveil, quand je me souviens du rêve (du rêve en général, et de ce rêve en particulier), je ne sais plus très bien où je suis, dans quel univers je me trouve, peut-être à cheval entre plusieurs mondes. Et c’est ce sentiment de la désorientation qui rend le réveil si agréable. Alors, je me saisis de ce qui tombe sous la main pour noter ce dont je me souviens et le rêve se déroule une seconde, devenu conscient à présent, sous mes yeux, il coule entre mes doigts, glisse sur la page du carnet. À ce moment-là, à la frontière entre les mondes, je peux parcourir la limite entre la veille et le rêve, la réalité et la fiction, explorer cet espace étique et qui, pourtant, me semble immense, infranchissable, entre ici et là-bas, le proche et le lointain, le familier et l’étrange, le réel et l’imaginaire. Le rêve n’invite pas à un retour sur soi (interprétation psychanalytique), mais à une ouverture, un élargissement de la perspective, il incite à un agrandissement du monde comme du moi : tout est tellement plus vaste que, d’ordinaire, on ne le croit.