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Quand il m’arrive de consulter des annonces pour des appartements à vendre, comme c’est le cas en ce moment, je suis terrifié par un détail qui n’en est pas un (sinon, ce ne serait pas intéressant) : il n’y a jamais de livres. Même lorsque, pas bêtes, les agences immobilières proposent des aménagements virtuels assistés par intelligence artificielle — la nouvelle réponse ultime à toutes les questions —, du home staging, comme ils disent, il n’y a jamais de livres. Pourtant, home stagés ou pas, virtuellement ou pas, dans tous les appartements, il y a une télévision. L’intelligence artificielle, qui connaît bien la nature humaine, ne s’y trompe pas : dans ses propositions horriblement beiges, s’il y a toujours fauteuil, canapé, miroir, table basse, télévision murale, et caetera, il n’y a jamais le moindre livre. Ainsi, si l’on en croit la sociologie de gauche, qui fait un marqueur de classe de la bibliothèque personnelle (celle devant laquelle posent tous les cuistres de l’univers pour se donner l’air intelligent alors qu’ils sont cons comme des bites), la France, c’est le quart-monde : un espace aliéné et froid, uniquement peuplé de péquenots illettrés et abrutis par la surexposition quotidiennement répétée à des contenus indigents que les instances de régulation de la vie intime des Françaises et des Français jugent toutefois adaptés à leur condition morale et, plus généralement, humaine. C’est terrifiant de laideur, esthétique et éthique. La vie des gens est terrifiante. On a envie de les aimer, les gens (sinon, pourquoi est-ce que l’on écrirait ?), on a envie de leur parler, on a envie de leur faire du bien, aux gens, — mais on ne le peut pas. Encore plus terrifiant que la vie des gens, dont, après tout, mes recherches immobilières plus ou moins concernées mises à part, je n’ai pas à me mêler, le fait que ces gens, tous ces gens, ces millions de gens, je les côtoie, ils sont là, partout autour de moi, ce sont eux qui consomment, eux qui forment l’opinion publique, eux qui votent, eux qui décident, et donc de ma vie aussi, puisque la majorité a toujours raison, même si la majorité est illettrée, elle a raison, si la majorité n’était pas illettrée, la majorité aurait tort, elle aurait des doutes, elle serait pétrifiée à l’idée que ses désirs, ses envies, ses actes puissent avoir des conséquences sur d’autres êtres qu’eux, tous ces gens m’entourent, ils m’assiègent, tous les midis, je les vois, qui font la queue au kebab en bas de chez moi (mais qui, qui, à part des hordes illettrées, peut bien faire la queue pour acheter un kebab qui pue et en faire son déjeuner, qui ? eh bien, personne, évidemment), ils occupent tout l’espace, les gens, ils prolifèrent et se multiplient, dès que les beaux jours arrivent, ils se ruent sur les terrasses, et tout en braillant jusqu’au bout de la nuit s’enfilent des pintes de bière tiédasse, et sont satisfaits d’eux-mêmes, naturellement, les gens, ils sont tellement formidables, les gens. Et alors, l’évidence se défarde : soumis à un tel régime, personne ne peut disposer des ressources mentales, morales, intellectuelles, pour ouvrir un livre et penser (ou alors, des livres écrits précisément pour les illettrés qu’ils sont, les livres de Michel Houellebecq et de Leïla Slimani, de Michel Onfray et de Sylvain Tesson, ou Dieu sait comme s’appellent les auteurs des livres qui se vendent par camions entiers, des livres qui ne demandent pas de penser, qui ne demandent rien que de se tenir là, le regard aussi vide que devant la télévision, pendant quelques instants, aucun mal ne vous sera fait, ne vous inquiétez pas, l’exposition aux pages qui, contrairement aux apparences, sont blanches et vierges, laissera votre âme dans l’état lamentable où elle était avant, et vous pourrez retourner devant l’écran scroller à l’infini le néant du réseau universel). Ma bibliothèque est dans un tel désordre que, parfois, quand il me prend l’idée saugrenue d’y chercher un livre, j’y perds un temps fou et, souvent, ce livre, ne l’y trouve même pas. Pourtant, je ne range pas ma bibliothèque. C’est qu’elle n’est pas faite uniquement pour que les livres y obéissent à un ordre et s’y rendent immédiatement disponibles, comme la perspective d’un pourcentage de rentabilité l’exigerait, elle est faite aussi pour s’y perdre et le regard d’abord, qu’il s’égare en glissant lentement sur ces milliers de dos tournés vers nous, et qui nous parlent, ils ne sont pas là pour être lus, ces livres, et tous, les uns après les autres, dans une frénésie idiote de consommation, ils sont là aussi pour se faire oublier, se laisser redécouvrir, plus tard, mais jamais trop tard, et nous rappeler que c’est immense, tout ce que nous ne savons pas, immense, tout ce que nous avons encore à découvrir, toute l’étendue de notre ignorance, au bout de laquelle nous ne parviendrons jamais, elle peut nous faire peur, c’est vrai, oui, de temps à autre, mais nous ne devrions pas être effrayés par ce que nous ne savons pas, nous devrions être effrayés par ce que nous savons, par ce que nous faisons de ce que nous savons, par notre faiblesse, notre inépuisable médiocrité, notre effroyable cupidité, alors qu’ils sont beaux, tous ces dos vers nous tournés, ils ne veulent rien de nous, ils n’attendent rien de nous, ils ne font que prendre la poussière. Peut-être que, comme la langue que je m’entête à parler, ils sont morts, eux aussi, mais comment le savoir ?