C’est beau, l’amour (ce n’est pas le jour de la saint Valentin que je dirai le contraire). Et c’est beau, Marseille. Elle a la photogénie docile, en effet, Marseille : un plan sur les fesses d’Ariane Ascaride, un autre sur la Bonne Mère ; — c’est si facile d’être amoureux. Pourtant, quelque chose ne va pas. Au début du film, incrusté à l’écran, il y a une traduction en prose des premiers vers de la Divine comédie de Dante, qui font à peu près : « Au milieu de la course de la vie, bla bla bla », étrange, cette « course », là où Dante dit « cammin », qui laisse peu de place au doute (mais, on a l’impression qu’il faut toujours faire preuve d’une extravagante originalité quand on traduit Dante, comme si le traducteur — professionnel ou amateur — refusait de s’effacer, mais voulait grimper tout en haut du monument, drôle d’idée, alors qu’il suffit de suivre le rythme et la rime terzine, mais passons), et plus le film avance, et plus l’on se demande ce que cela veut dire : est-ce un épais vernis intellectuel passé sur un fond d’incompréhension ? une vaste fumisterie ? une bouillabaisse infâme qui veut se faire chef-d’œuvre ? on ne sait pas, mais l’on sait que l’histoire qui nous est racontée — une femme aime deux hommes — n’a pas grand-chose à voir avec l’itinéraire spirituel de l’âme, le voyage initiatique, la perspective d’une transfiguration dans les retrouvailles supraterrestres avec la bien-aimée, une sainte quasi devenue. Faire de l’eschatologie dantesque une vulgaire crise de la quarantaine, il fallait oser, quand même. Je ne sais pas si j’avais déjà vu un film de Robert Guédiguian. Avec maman, probablement, mais sans doute pas en entier. Marie Jo et ses deux amours n’est pas un mauvais film, non, — c’est pire. Il y a quelque chose de profondément révoltant dans ce film, dont on cherche longtemps la clef avant de la trouver, un peu comme la lettre volée, au beau milieu de la figure d’Ariane aux belles fesses : tout est prétexte à filmer la femme. La femme qui rit, la femme qui pleure, la femme qui jouit, la femme qui meurt. Les plans où se superposent à l’écran les vues de Marseille (la Bonne Mère vue depuis l’autoroute qui vient d’Aubagne) et le visage de Marie Jo sont les plus regrettables, comme si le cinéma se tournait toujours vers le dedans, comme s’il était incapable de s’ouvrir au monde, pourtant sublime (des calanques à l’Estaque, du Panier au Frioul), qui s’ouvre tout autour de nous. En regardant la photogénie facile (mais réelle, c’est beau, il n’y a pas de doute à ce sujet) de Marie Jo et ses deux amours, j’ai eu envie d’un film sans paroles sur Marseille, fait de longs plans fixes, qui capteraient la lumière sans commenter, sans ornementer, qui montreraient la pureté, la simplicité, qui sont encore possibles, malgré tout, et les couleurs qui irisent sous le soleil. Dans de rares scènes, la caméra arrête de juger (car, oui, dire à tout bout de champ : « Regardez comme elle est belle, ma femme » c’est juger, et c’est insupportable), comme dans ce plan où Daniel (Jean-Pierre Darroussin) et Marie Jo sont nus dans la salle de bain. Daniel, qui sait qu’elle le trompe, essaie de la forcer pour lui prouver qu’il est encore un homme, et qu’elle est encore à lui, mais elle ne se laisse pas faire, c’est une vraie fille du Sud, Marie Jo, alors Daniel renonce, ce n’était pas ce qu’il voulait, de toute façon, il n’avait pas envie de lui faire du mal, il est faible, battu, perdu, il s’assoit sur le bidet, accablé, elle vient vers lui, et ils s’enlacent tendrement. Le film aurait dû s’arrêter là. Ou quelque part par là. Tout le reste est superfétatoire, pour ne pas dire, tout simplement, vain. Mais le cinéaste veut aller au bout de sa démonstration (c’est son obsession, prouver qu’il a raison) : le désir de la femme est pur, les hommes sont des lâches, les enfants, des fascistes (le personnage de la fille est exécrable, pour ne rien dire de son petit-ami, un raté de première, on dirait un personnage écrit par un beau-père terrifié à l’idée qu’un homme lui vole sa fille), et la société tue les femmes libres. Ou quelque chose comme ça. À un moment, Daniel dit (c’est moi qui traduis) : « Zut, quand même, ça suffit, je n’aime pas ça, moi, être cocu », et c’est alors que le drame arrive. Quand l’homme refuse le désir innocent, absolu, pur, de la femme, la mort s’ensuit. Ce désir, l’homme le refuse parce que l’homme est un lâche, parce que l’homme est un cloporte, il n’a pas de belles fesses comme Ariane, qui incarne la liberté face au fascisme de la société. Pourtant, c’est lui que j’ai eu envie d’aimer : ce personnage faible, dépassé, et dont la vérité est d’autant plus flagrante, d’autant plus émouvante, qu’elle est vaincue. Il y a une scène très juste (inconsciemment juste) dans le film : quand elle est dans l’appartement de Marco, son amant, donc, Marie Jo porte les mêmes escarpins transparents qu’elle portait quand elle dansait avec son mari le jour de son anniversaire. Marco lui offre une robe grotesque en cadeau, et c’est dommage : cela éclipse ce qui est vraiment beau dans le film, ce qui aurait pu l’être en tout cas. Dans l’amour perdu, se révèle l’illusion dont nous étions la victime : tout ce que nous croyions être pour nous, nous nous rendons compte que ce peut être pour n’importe qui, pour tout le monde. L’amour rendait le monde particulier. La mort de l’amour montre le monde dans sa généralité abstraite, désincarnée (il n’y a plus pour nous nulle chair à toucher, caresser, étreindre, sentir, aimer) : plus rien n’est pour nous, tout est pour l’autre, qui n’est pas nous, c’est-à-dire qu’il n’est personne. Ces escarpins transparents que nous croyions que l’être aimé portait pour nous plaire, et seulement à nous, elle les porte en réalité pour plaire à tout le monde, à n’importe qui, à qui elle veut, à l’autre. Et ainsi, nous prenons conscience que nous ne sommes pas seuls au monde, l’être aimé et moi, il y a tous les autres, tout autour de moi, qu’elle aime, qu’elle aimera, et qui ne sont pas moi, et pour lesquels elle me quittera, m’abandonnera. Ces escarpins transparents, qui, en eux-mêmes, ne sont pas très beaux, ces escarpins sont sublimes, toutefois, parce qu’ils montrent tout cela — l’angoisse, la perte, la solitude, le désenchantement, la grande misère —, mais tout se passe comme si Guédiguian ne les voyait pas, ne le voyait pas, tout cela, que les escarpins montrent, comme s’il ne voyait que les jambes, les belles jambes d’Ariane, sans doute parce qu’il est encore victime de l’illusion, qu’il ne voit pas ce qu’il filme, qu’il ne voit pas ce qu’il regarde, ne voit pas ce qu’il voit, ne voit même pas ce qui crève les yeux de ses personnages, qui en souffrent, et qui vont en mourir, mais croit en son système de valeurs à lui : il ne voit pas le monde, il voit sa conscience. La fin arrive, pas la fin du film, qui arrive bien trop tard pour le spectateur, qui peut-être dort déjà ou rêve à autre chose, un autre film, par exemple, mais la fin en soi, la fin arrive pour que nous perdions nos illusions. Dante a perdu Béatrice, et c’est pour cette raison qu’il part à sa recherche. La crise de la quarantaine n’est pas la perte, n’est pas la fin, ce n’est rien. Pour parler une langue qui n’est pas la nôtre, c’est une idée si petite-bourgeoise qu’on se demande bien comment Guédiguian ne l’a pas vue. Mais je vais me répéter : il ne voit rien, il est aveuglé par ses illusions, il ne voit que sa propre conscience qui fait écran entre lui et le monde. Guédiguian est aveuglé par son amour pour sa femme — ce qui est sublime, soit dit en passant, aimer sa femme, mais n’est pas de l’art — et sa haine de la bourgeoisie (qu’incarne Julie, la fille de Marie Jo et Daniel). Et nous, nous qui voyons tout à travers ses yeux à lui, nous, nous ne voyons rien du tout.


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