Écoute avec passion la voix brisée d’Ezra Pound lisant le Canto III en 1967 à Spolète. Il a quatre-vingt-un ans, et ce que j’entends, c’est la voix d’un homme vaincu, je l’entends qui essaie encore de rouler les r comme on peut l’entendre faire sur les enregistrements plus anciens, mais il n’y parvient pas, il n’y parvient plus, on peut penser qu’il joue le rôle du personnage brisé, mais je pense qu’il l’est vraiment. Et c’est heureux. Une des images les plus éloquentes du fascisme, c’est où on le voit, à Naples en 1958, après qu’il a été relâché de son hôpital psychiatrique, qui fait le salut fasciste : c’est un vieil homme visiblement accablé par la chaleur du midi, les auréoles sous les bras ne trompent pas, et qui fait le malin devant l’objectif des photographes, mais son rictus ne brille pas par son intelligence, tant s’en faut : il a l’air franchement bête. Plutôt qu’à Mussolini, c’est à Fellini que je pense : ridicule. Et la mistake que Pound aurait évoquée devant Allen Ginsberg l’année de la lecture du poème, c’est à la Dummheit de Heidegger qu’elle me fait penser : décidément, ces gens-là ne furent pas à la hauteur. Le modernisme de Pound fut le poste avancé du néo-colonialisme américain. Le fascisme (au sens large où Adorno employait encore ce terme qui inclut le nazisme) a dilapidé l’héritage en ruine de l’Europe d’après la Première Guerre mondiale, et Pound a participé à cette destruction, comme un agent de l’extérieur n’eût pu le faire aussi bien. Pound fut un touriste sur les rives de la Méditerranée, prenant part à une histoire à laquelle il ne comprenait rien : n’est-il pas insensé que l’on puisse confier à quelqu’un qui est en tout étranger à ce qui est méditerranéen le soin d’en écrire l’épopée ? Mais pourquoi lire Pound alors ? Pour retourner le fascisme de Pound contre lui-même ? Quelle drôle d’idée, non. Il y a la possibilité de quelque chose et l’échec de cette chose dans le même mouvement, je crois, dans les Cantos, ce qui les rend fascinants, obsédants. Il faut les surmonter. Comme il faut surmonter le fascisme. Le fascisme a abîmé le monde, a précipité sa destruction, pas simplement la destruction de la raison par la raison elle-même, il a été un formidable accélérateur de l’histoire, tout un continent se trouvant soudain précipité par la violence et la mort dans une ère à laquelle rien ne le préparait et qui ne serait pas pour lui, où il ne serait plus qu’un objet de consommation, l’espace privatisé pour le divertissement des masses illettrées, vaincu. Les poèmes de Pound préparent cela, participent à cette destruction. Pourtant, tout ce dans quoi la poésie de Pound plonge ses racines (les mythes et les épopées antiques, les métamorphoses, les chansons des troubabours, les ascensions célestes, etc.) ne s’oppose-t-il pas à la destruction fasciste ? Oui. Et alors ne reste plus qu’un hypothèse : qu’il n’aura rien compris. Que l’amour — l’amour de la mer, l’amour de l’épouse, l’amour de la dame, l’amour de l’air — lui sera resté notion complètement étrangère. Ulysse, le héros méditerranéen, est positif : il aime son île, l’exil lui est une souffrance, il ne le recherche pas, il le fuit. Tout le contraire du héros moderniste, lequel hait son pays, convoite l’exil, même quand on le chasse, quand on ne veut plus de lui, revient. Et, au retour, il n’est pas humble, il ne demande pas pardon, il ne se méditerranise pas, non, il fait l’imbécile, et finit brisé. C’est heureux. Le vrai triomphe, ce n’est pas la défaite. Le vrai triomphe, c’est le retour d’Ulysse dans sa patrie. Qui est étranger à la Méditerranée, me semble-t-il, ne peut pas le comprendre : il reste loin d’elle, il s’enfonce dans la grossièreté. Ce que je disais hier : il faut recommencer à neuf. Mais comment faire ? puisque tout a été détruit. On ne peut pas détruire la destruction. Il faut une langue tout autre, à nouveau, une langue refaite de tant de langues. Les articuler. Penser encore, et plus profond : le mal n’est pas une idée, c’est la réalité, aussi la réalité de la réalité.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.