Au point Relay du Hall 2 de la Gare de Lyon, les emballages plastiques des paquets de chips ou de bonbons se distinguent mal des couvertures de livres des best-sellers, et un œil peu éduqué en ces matières, disons tel contemporain du XXIe siècle, pourrait s’y laisser prendre, avalant le dernier roman de John Séqui pensant que ce sont des chocolats Malthus ou, inversement, se goinfrant de chips Laides tout en s’imaginant dévorer le dix-millième tome plus un des bédés de Brimade Latouffe. Dans une perspective adroite, je prends une photographie éloquente où la polychromie de l’emballage de sucreries épouse à la perfection le sourire épanoui et les yeux pétillants comme des bulles de Coca de Laure Calamy. La vérité est là, offerte à nos yeux qui ne veulent plus, ne peuvent plus, ne savent plus, ou bien sont tout simplement fatigués de la voir, et la culture n’est qu’un rayon parmi d’innombrables autres dans le supermarché du désespoir. Qu’est-ce que la « singularité » que vante l’actrice populaire sinon cela, un rayon dans le labyrinthe d’un monde qui se consume ? La tête de gondole a une tête de conne, mais ce n’est pas le dernier de ses défauts : par palettes entières, elle vend de la mort (trahison, fausse conscience, escroquerie, laideur, duperie, la liste semble interminable qui se dresse comme un rempart entre le monde et soi) et trouve encore la force de sourire pour faire passer la pilule de cyanure. C’est pour cela qu’on la paye, n’est-ce pas ? Pourtant, quand on y regarde d’un peu plus près, sur la tranche des pages immaculées des exemplaires des livres ici alignés en rectilignes rangées, on découvre qu’une pellicule de poussière noire recouvre les ouvrages, tous, en effet, sauf le premier de l’étal, qu’un quidam découragé et pressé de partir, mais dont le train accuse quatre-vingts minutes de retard au moins, se sera égaré à manipuler. Sous les apparences de prospérité que la société se donne, l’échec ne tarde pas à poindre, et l’élite n’est que le maillon le plus satisfait de lui-même de la chaîne alimentaire de l’industrie universelle. « La poésie des troubadours, écrit Jacques Roubaud dans la préface de la Fleur inverse, son essai sur l’art des troubadours, naît pénétrée de lumière et d’oiseaux. Et si on associe inévitablement à leur nom la Provence, proensa, c’est qu’eux-mêmes, en une migration intérieure à l’Occitanie, se sont peu à peu, venus de Poitiers, du Limousin, de Toulouse, entendus pour converger vers le Languedoc et la Provence, la Provence enfin, au tournant du XIIIe siècle, dans les courtes années qui marquent à la fois l’apogée du trobar, et le moment de son assassinat. La Provence fut le cœur de la géographie du trobar, de l’art de la poésie. » Plus loin, Roubaud met au jour la grande idée de l’art des troubadours, le lien entre l’amour et la poésie : « l’invention, ou découverte, des troubadours, écrit-il, n’est pas l’amour ; elle est que l’amour est inséparable de la poésie, est le moteur de la poésie dans le chant. Les troubadours ont inventé qu’il est un lien indissoluble : celui qui unit l’amour à la poésie. » Lien que — et c’est précisément ce que je lui reprochais hier — Pound n’a pas compris. D’où sa chute sans possibilité de rachat dans le fascisme (un des noms du mal), chute à laquelle est conduit nécessairement quiconque tourne le dos à l’amour. Roubaud précise que le paysage provençal qui était celui des troubadours, lequel n’était déjà plus celui de l’Antiquité, est perdu. Que le monde a changé depuis ces centaines d’années, c’est un truisme bien trop évident pour le remarquer, mais je crois qu’il y a une qualité de lumière, une spécificité du ciel, quelque chose dans l’air qui ne meurt pas, ou plutôt, disons-le avec une moindre ambition, n’est pas mort. Peut-être faut-il faire un effort aujourd’hui pour sentir cet air, cette atmosphère, ce climat — et à cela, la société dont j’ai décrit brièvement un aspect, ne nous incite ni ne nous aide, c’est même tout le contraire qu’elle fait, elle nous fait du mal, elle nous veut du mal, elle nous hait, elle hait l’amour —, mais (on dira que c’est ma thèse ou mon illusion, selon que l’on sera charitable avec moi ou qu’on ne le sera pas), il est toujours là, comme est toujours là l’air de la Grèce ancienne, — c’est le climat méditerranéen.

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